Visions ferroviaires
Joël Hauer
Un monde qui interloque…
Quand je prends le train, c’est comme partir vers une étrange aventure qui n’est chaque fois, ni tout à fait la même ni tout à fait une autre, même pour les trajets les plus familiers. Acquitté d’un billet, que je fasse quelques kilomètres ou mille, voyageur ou passager, j’entre dans un environnement qui interloque : les chemins de fer. Ses accès sont parfois saugrenus, les horaires énigmatiques, le jargon des cheminots s’illustre par de nombreuses métaphores. Or ce monde parallèle, issu d’un mariage de raison du métal avec la vapeur, engendra la vitesse, concept qui conquit l’univers… on gagne un temps considérable sans effort. Ainsi naquit La vie du rail, mère d’une fantasque locomotion vers une destination qui sera peut-être une destinée, ou un aller sans retour dont le départ fut donné il y a presque deux siècles.
Les rêveries d’un voyageur solitaire…
Fils de cheminot, je fus très tôt enthousiasmé par les voyages ferroviaires, tant pour l’attirance du spectacle des fenêtres que pour les pensées introspectives qu’offre la quiétude du confort des wagons pour les corps en translation. Freud compara la méthode analytique à un voyage en train, mais au-delà des songes souvent impénétrables, surgissent des souvenirs ou des références qui rappellent à ma condition de voyageur l’histoire de cet élan qui me transporte. Tous les arts l’ont croisé, même la musique qui lui emprunta sa cadence pour un trépidant boogie-woogie. Ainsi le voyage ferroviaire m’invite au voyage de la pensée qui défile comme le paysage vu à travers la fenêtre, subjuguant et hypnotique spectacle, je me sens rouler avec une invraisemblable douceur, la nécessité devient agrément.
Une vision poétique ?
Mon regard depuis le train lancé à toute allure est une vision imposée qui entraîne une surabondance des impressions visuelles troublée par la vitesse, tout passe devant mes yeux avec une rapidité inouïe et disparaît avant que je puisse en saisir la substance, le paysage à peine surgi s’est déjà éclipsé. Les couleurs s’entrechoquent, les tons varient pêle-mêle, la palette se fragmente dans l’abstraction. Pris entre la fascination du regard et l’agacement rétinien, l’œil tend à se focaliser au lointain qui se meut lentement. Pour capter les spectres de ces paysages dans la célérité du train, il faut, me dis-je, l’acuité du médium photographique.
La capture du fugitif…
Équipé d’un appareil reflex numérique, appuyé sur la vitre du wagon pour éviter les reflets, j’attends que les scènes les plus riches du paysage ferroviaire surgissent dans le viseur pour déclencher et saisir l’hypothétique… insaisissable. À chaque déclic ma vélocité défie la vitesse, les formes et les ombres fuient transversalement, difficile d’avoir une vue globale, mais avec un regard vif, cadré et anticipé, je décompose le réel.
Avec le numérique c’est l’instantané de l’instantané, la projection des clichés chassés à l’instinct est immédiate. Quel désappointement ! La rapidité d’obturation surpassant celle du train a annihilé le mouvement, les vues sont figées comme celles d’un cheval au galop ou de l’oiseau en vol. Pas un cliché ne suggère les tableaux impressionnistes successifs que j’ai vu passer comme l’éclair, rien que de banales coupes immobiles, j’eus obtenu des images identiques en restant sur le bord de la voie.

Un paradigme du flou…
Longtemps le flou fut la sanction d’une photographie ratée, mais c’est, nettement, la seule possibilité de traduire le mouvement. Là le flou sera volontaire, de filé ou artistique dira-t-on, la priorité est à l’impression, au sensible, pour la maîtrise du temps, un ralenti s’impose. Un rapide calcul théorique m’indique que lors d’un déplacement à 120 km/h, avec une obturation réglée au trentième de seconde les objets au plan le plus proche parcourent et traînent environ 11 m durant le déclenchement, tandis que l’appareil photo se déplacera plus vite que le lointain. Ainsi le “flouté” subira un étagement hiérarchisé des plans allant decrescendo formant de vagues et incertaines déchirures, pour ne retenir que l’essentiel, la métamorphose du furtif en suggestif. Enfin ! Mes prises de vue témoignent de la vision subliminale et poétique de mon voyage : les arbres sont distordus, la végétation diaphane, les verticales chutent presque à angle droit, les maisons s’évanouissent en filigrane dans d’indicibles contours. Victor Hugo évoquait de grandes chevelures, des tresses ou de folles danses.
Si la véracité de la photographie détrôna le poncif du réalisme dans la peinture, ses pionniers comme Louis Daguerre et Charles Nègre étaient avant tout des peintres. À cette époque, ils furent nombreux a user du procédé photographique pour une quête du vrai de vrai et comme outil de travail. Après quelques décennies l’extraordinaire céda peut-être à la lassitude, et à la généralisation du réalisme en peinture porté par un Courbet s’opposa un courant captivé par la modernité, ou la nature et le mouvement y sont fantasmés. Dans un flou précis, les formes se confondent avec les coups de pinceau dans un mélange optique, supposant que l’Impressionnisme naquit d’une vision ferroviaire.