Prendre le train
Philippe Herr
Le songe descend du train où l’homme s’est endormi.
Je cours, à la bourre.
Hall de gare.
11 février 2016. Train Troyes – Paris : départ, 14 h 12.
Borne lente, jaune canari bilieux un peu cireux.
Pourquoi ce jaune de fou ?
Derrière, ça piétine, on est pressé. Je ne me retourne pas. De l’une des deux larges fentes superposées sortira le billet. On ne sait jamais par laquelle aura lieu l’épiphanie. La main hésite, les doigts s’ouvrent devant l’une, devant l’autre…
Un quart de seconde de distraction – une fille indienne tourne casaque avec sa valise à roulettes – et voilà mon billet qui sort, lentement, très lentement. Oui, non, – oui ! La borne a tiré la langue et sa morgue. Le billet résiste entre le pouce et l’index. Je tiens mon titre de transport.
À quelques pas, un humain, à demi visible. Fantôme flou derrière sa paroi de verre. Difficile d’imaginer, en 2016, que l’hygiaphone, dispositif de protection des employés recevant du public, ferait un retour massif et précipité en 2020. La guerre contre la projection des germes pathogènes serait alors devenue mondiale.

Je regarde autour de moi. Ambiance Nautilus. Les halls de gare ouvrent une faille spatio-temporelle steampunksur un XIXe siècle de fiction. Pour un peu, on verrait des zeppelins par la baie vitrée.
J’ai un peu plus de temps que prévu. Je glisse, intrigué, vers la grotte vitrée qui abrite son spectre.
Quelques mots pour la forme. Voix filtrée, sans postillons. Bouche sans haleine. Réduction au vibratoire. La paroi pour éviter les coups. On ne sait jamais. Un mouvement de fureur… Avec l’hygiaphone et son verre trempé, feuilleté, blindé, c’est stricte affaire de phonèmes. La partie cliente est autorisée ; l’humorale gardée à distance.
Je prends conscience que le hall de gare est long, large, haut, immense. Pourtant, absolument personne ne lève les yeux. Il y a des pigeons, des moineaux, qui sait, des chauves-souris. Une faune belliqueuse.
Je prends un angle, bifurque. Dévale un escalier, les pieds en canard. Des valises roulent dans le couloir souterrain, écho réverbéré, anticipé, d’un train. J’hésite entre l’escalier de gauche et celui de droite pour rejoindre le quai. Une famille s’engage dans celui de gauche ; je monte à droite.
Un homme jeune, brun, massif, désinvolte, fume sur le quai. Il jette sa cigarette devant les contrôleurs, monte sur le marchepied. La lourde porte à demi ouverte du wagon de seconde classe, il la repousse. Je monte, le frôle, fais coulisser la porte qui donne accès aux sièges des passagers, et le laisse passer le premier, pour m’en débarrasser. Ce type ne m’inspire aucune confiance.
Le wagon est presque plein. Il y a des gens à côté desquels on ne veut pas s’asseoir ; d’autres à côté desquels on serait bien. Sait-on seulement pourquoi ? C’est instinctif, vous dites ? Moi, j’ai l’impression de percevoir l’odeur corporelle des gens, à plus d’un mètre d’eux. Leur type d’odeur. Acide, suave, aigre, doux, maternel, sexuel, frais, délavé ou moisi, prenant, enveloppant, envoûtant. Ou sans odeur. Il existe des gens sans odeur, pas même émanant de leurs vêtements : des inodores.
Il n’y a plus beaucoup de places libres. Je demande à un jeune homme, probablement étudiant, l’autorisation de m’asseoir à côté de lui. Place la plus proche. Il accepte, voix timbrée.
Le train démarre en piaulant. Quitte le quai, sort de sous les auvents des plateformes.
À moins d’un mètre, sur ma gauche, un autre jeune homme, métis – réunionnais ? – sensiblement du même âge que le premier. Une femme ronde et trapue clopine et, cheveux gris et gras, s’affale, pesante, à côté de lui. Je ne sais comment, elle a eu le temps de hisser sa petite valise noire sur le support de verre au-dessus des sièges. Je ne l’ai pas vue faire. Je comprendrais ensuite, lorsqu’elle interpellera un homme d’une trentaine d’années pour lui demander s’il pourrait, pour elle – signifiant qu’elle aurait du mal à se relever de son siège du fait de son âge et de quelque douleur qu’un demi-sourire d’excuse vaguement peiné semblerait vouloir manifester – récupérer un « petit journal » qui devait se trouver, insisterait-elle par trois fois, « juste dans la poche avant ». L’homme ne trouvera rien et lui descendra sa valise. « C’était ça, voilà », dira-t-elle, rigolant pour elle-même, tirant et secouant, satisfaite, un maigre journal gratuit et glacé d’une dizaine de pages.
D’un mouvement vigoureux, la petite valise noire regagne le support de verre. L’homme cherche à se dégager au plus vite de cette interaction, où nulle séduction ne joue, et se rassoit. Il émane d’elle quelque chose de gluant. Elle sent l’humus, le sous-bois moussu. Issue d’un repli du monde, prendre le train est une expédition embarrassante, source de malaise. Par moment, elle parle toute seule.
Le jeune métis de vingt ans sourit. Il a moins de place depuis qu’elle s’est assise à côté de lui. Elle occupe tout l’espace. Elle ne se soucie pas de lui. Elle ne lui adresse aucun regard. Il ne râle pas, paisible. On voit sinuer le long de son cou le fin câble blanc de ses oreillettes où pulse, aquatique, une musique techno. Il est ailleurs. La femme roule des yeux comme un pigeon qui cherche une miette. Elle incarne la gêne et l’ennui ; lui l’éros solaire de la jeunesse. Exceptionnelle proximité de deux types humains fondamentalement opposés, jamais aussi proches l’un de l’autre qu’en cet instant, mais pour une heure ou deux.
Mon voisin exhale un léger parfum d’aventure, baigné d’une aura familiale. Il sort de son sac à dos, posé au sol entre ses pieds, un appareil photo massif, de gamme professionnelle, en déploie l’écran mobile et fait défiler des images. Je jette un œil : des photos de famille. Puis il braque son appareil contre la vitre, vers l’extérieur. Le paysage défile. Il prend quelques clichés, teste son nouveau joujou. L’étudiant a eu son anniversaire. À présent, il retourne à Paris. Ce garçon brun doit être aussi métis. Espagnol, gitan, cubain. Nuance latine de la peau. Tension globale vers le métissage et les nouveaux alliages. Le Brésil et l’île de La Réunion préfigurent les visages de la planète qui vient, me dis-je. Fascination métisse. Me lever métis, pourquoi pas. Stature nordique, mais peau caramel, les yeux vert émeraude, effilés d’Asie. Indécidable. Tropicopolaire. Et autrement demain.
Que nous ne puissions ainsi changer à volonté d’apparence et de type nous conduit à désirer le corps des autres. Mais si nous pouvions nous changer, ne tenterions-nous pas d’en faire l’expérience ? D’être un autre, et plusieurs fois ? N’en serions-nous pas grisés ? À chaque fois que nous désirons être un autre, nous nous rapprochons de nous-mêmes.
Le train file dans la campagne, contre le ciel, météore rural et cosmique.
Plaisant épisode ferroviaire. La contrôleuse, en repassant, me redemande mon billet. Je la regarde, sans rien dire. « Ah, c’est déjà fait, ici », réalise-t-elle, souriant, et, persistant : « Je ne me souviens pas de vous… mais je me souviens du jeune homme, à côté de vous ! » Je fais mine d’être un peu vexé. Le jeune homme à mes côtés sourit. Elle rit d’un rire franc, d’opérette, grandiloquence réfrénée par le contexte. Je bougonne un peu. Je sais pourquoi elle ne se souvient pas de moi : je ne l’ai pas regardée dans les yeux en lui tendant mon billet, ni en le récupérant. Le jeune homme, je m’en souviens, lui a tendu son billet en la regardant.
Sympathique, enjouée, la contrôleuse possède une belle intensité charnelle et théâtrale. Je l’imagine cantatrice. Que lui ai-je répondu ? Je ne sais plus. Animée d’une bonne humeur communicative, elle repart. Elle repasse, un quart d’heure plus tard, pour changer de wagon. Arrivée à mon niveau, elle me pose brièvement la main sur l’épaule, en manière d’excuse, riant.
Ce geste, cette main sur mon épaule, voilà qui n’est pas habituel. S’en voulait-elle de ne pas m’avoir assez prêté attention ? Cette paume, un instant appuyée sur moi, demeure un vif souvenir. J’ai senti le corps d’une femme sans complexe, percevant jusqu’à son érotisme gourmand. Transmission ferroviaire d’énergie vitale. La vie intime de la contrôleuse du Troyes-Paris de 14 h 12 restera un mystère.
Voilà le train qui ralentit, interminablement, dans les lacis de rails entre les murs gris tagués, aux abords de la gare de l’Est.
Je descends sur le quai, titubant. Peu de monde. Il est 15 h 48. Je marche vite, prends l’escalator et m’enfonce dans la station de métro. Un coup d’œil au plan. Direction La Défense. Je m’arrêterai à la station Châtelet-Les-Halles, où je sortirai à Sainte-Opportune.
Une fois dehors, aussitôt me reviennent des images de Muriel, plantureuse, extravertie. C’était rue des Lombards, à deux pas, trente ans auparavant. J’étais alors cet étudiant libre et errant que Paris avalait.
Épilogue en forme de rêve
Paris. Une gare. Je prends un billet pour me rendre en banlieue.
Dans le train, je m’aperçois peu à peu par la fenêtre que le paysage se répète. J’ai déjà vu ce moulin à vent !
Je tourne dans un microcosme qui ressemble à un terrain de mini-golf, à une maquette de gamin. Je tourne en rond. Est-ce que je peux m’en aller ?
Soudain, grands espaces, des montagnes blanchies de neige.
Un aigle gigantesque installé au sommet me regarde.
Je descends du train qui emporte mon rêve, – et me réveille.
L’été, filtré par les persiennes, jette des taches de lumière fauve sur les draps du lit.
Une mélodie jazz métissée monte de la rue des Lombards, depuis Le Baiser Salé.