Notules sur l'histoire des trains
Jean Lebrun & Henri-Pierre Jeudy
La première loi sur les chemins de fer date de 1842. À l’époque, les Saints-Simoniens voulaient installer des réseaux partout, ils imaginaient que la circulation était l’avenir de l’humanité. Les Saint-Simoniens se réunissaient rue de Ménilmontant à Paris et fonctionnaient comme une secte, autour de Prosper Enfantin et de Michel Chevalier. Ils se boutonnaient dans le dos, pour dépendre les uns des autres ! Assagis et devenus fonctionnels, un bon nombre de polytechniciens joua un rôle important dans les chemins de fer, dans la conception technique, la fabrication du réseau, la recherche d’investissement… Ils étaient présents dans les six compagnies de chemin de fer. À la Chambre des députés, pendant la discussion sur la loi de 1842, une des questions fondamentales est celle de l’égalité des territoires. Jusqu’où va aller le réseau capillaire ? L’État impose le réseau en étoile à partir de Paris. C’est la volonté de l’État. Autre question qui deviendra récurrente : partage entre les dépenses qui vont incomber à l’État et celles qui incomberont aux compagnies privées dès le commencement. Bien que les infrastructures et les ouvrages d’art soient financés par l’État, les compagnies privées vont être en déficit, elles vont même créer « un déficit artificiel » en tirant parti d’un système de compensation prévu par la loi de 42. Si le déficit demeure, mais que la sécurité des voyageurs doit être assurée, les dépenses passent à l’État, c’est structurel, les compagnies, ont duré 100 ans, quasi déficit permanent. Quand la SNCF est créée en 1938, elle hérite de ce déficit et sa première décision est de supprimer des centaines et des centaines de voies ferrées… l’image positive de la SNCF vient avec la Seconde Guerre mondiale qui impose l’idée du cheminot résistant.
La SNCF en 1950, c’est la période idyllique, celle des congés payés, on va voir la mer… On pense aux vacances de Monsieur Hulot. Paul Virilio raconte comment adolescent, il découvre la mer de Nantes à La Baule, depuis le chemin de fer, sur la ligne parallèle au cordon du littoral. La SNCF est alors à son zénith, ce qui ne dure pas longtemps puisque la concurrence de la route s’impose à partir des années 60. C’est aussi l’époque des buffets de la gare, ouverts jour et nuit…
Car l’histoire des chemins de fer, c’est aussi l’histoire des repas avec les wagons-restaurants. Avec l’avènement du TGV qui offre la sensation d’un grand confort s’annonce en même temps disparition d’un grand plaisir, celui de restauration gastronomique. Le service de plats standards surgelés dans le TGV répond à un raccourcissement du temps des déplacements.
HENRI-PIERRE JEUDY
Le « monde des trains » forme un tout, chacun a une vision singulière des éléments qui le composent. Dans ce numéro, les textes prennent une tournure littéraire, comme si le train, les gares, les réseaux ferrés imposaient à qui s’expose à en parler un jeu de glissements analogiques. Aucun élément ne peut être isolé sans qu’il ne suscite lui-même une correspondance avec d’autres éléments, la gare ne fait sens qu’en liaison à des quais, des machines, des wagons, des voyageurs… L’univers des trains lui-même fonctionne comme une gigantesque constellation métaphorique.
JEAN LEBRUN
Quand j’étais enfant, je voulais toujours avoir la place près de la fenêtre pour voir le paysage défiler. Mais il y avait aussi des photographies de paysage dans le compartiment, celles de lieux connus, je voyais donc le paysage à l’instant ‘t’, et la série de paysages choisis par la SNCF qui se succédaient sous les filets à bagages.
Une particularité du réseau ferroviaire vient du fait que la machine est absolument solidaire du réseau, imbrication, celui-ci ne peut servir à rien d’autre qu’au train lui-même. Le meilleur exemple en fut l’aérotrain, contemporain du projet de TGV, mais qui ne permettait pas d’entrer dans les villes. Quintessence du train, la machine ne fait qu’un avec sa voie, il aurait fallu une combinaison multimodale pour l’entrée des villes. C’est intéressant tous les projets qui n’ont pas été réalisés dans l’histoire des chemins de fer, toutes les possibilités qui font rêver. Dans la BD, l’aérotrain a gagné ! Il va avec les spationautes.
Avec le train à grande vitesse, c’est le modèle de l’avion qui s’impose, il suffit d’écouter les annonces pour en être convaincu. C’est la sémantique du « monde des avions ». Avec le vocabulaire requis : le « bariste », « le chef de bord », « la vitesse que nous avons acquise »… Parfois, un conducteur poétique chante ou récite un quatrain avant l’entrée dans une gare, c’est encore toléré.
HENRI-PIERRE JEUDY
Quand on regarde des photographies de gare, on est souvent étonné par leur aspect monumental dans bien des petites villes où elles ont fini par fermer. L’importance de ces lieux sur le territoire accentue la visibilité du réseau et le plus souvent, si des lignes ont été supprimées, les bâtiments demeurent, aménagés en habitations. De plus, il y a ces vastes terrains où étaient installés les entrepôts des « nœuds ferroviaires » qui ont ralenti leurs activités ou les ont vus progressivement disparaître. Culmont-Chalindrey, Mouchard, Laroche-Migène… Il y a encore quelques années, le buffet de la gare de Culmont-Chalindrey était ouvert toute la nuit. Blesme-Haussignemont, gare imposante, abandonnée, reste la mémoire symbolique de l’ancienne configuration du réseau.
JEAN LEBRUN
J’ai bien aimé les textes de Paul Virilio sur les gares, ces portes de ville avec des horaires d’entrée à la différence des beffrois qui n’indiquent que l’heure. La gare transforme la chaussée, le boulevard de Strasbourg à Paris prolonge la voie ferrée. L’imprégnation de « la gare dans la ville » à la gare Montparnasse a été déterminée par l’arrivée des Bretons. Par exemple, longtemps avant l’entrée en gare, un marchand de poissons était installé en bordure des voies : un phare miniature dans le tissu urbain.
Pour chaque gare, l’architecture est typée, chaque compagnie a la sienne, la « vanille-fraise » dans l’Ouest correspond à l’alternance de la brique et de la pierre en Normandie, la gare de Chamonix est un chalet montagnard. Un style régionaliste est imposé dans chaque gare. Aucune gare ne ressemble à l’autre, la gare, dans notre pays centralisé, c’est le signal de chaque ville.
Les gares sont « des petites patries » et chaque petite patrie dépend de la patrie française en même temps qu’elle apporte quelque chose à la France. L’ensemble varié des gares donne l’aspect d’un puzzle.
Rappelle-toi Canfranc, gare franco-espagnole, monumentale, ressemblant à un véritable palace dans les montagnes, abandonnée depuis 50 ans… Elle va peut-être retrouver une activité bientôt. La verrière suggère l’époque de Crystal Palace.
Mais depuis quelque temps, en France, c’est curieusement le même architecte, Jean Marie Duthilleul, qui construit les nouvelles gares, cependant de manière très différente en bien des lieux. L’immense verrière de Strasbourg a été construite par lui.
La gare contient le magasin de vente des journaux et des livres, il s’agit d’une concession faite à Hachette, depuis le « Second Empire ». D’ailleurs, dans le train, la lecture est-elle un phénomène naturel ?
Ça secoue… d’où l’usage du capiton en première classe, Hachette, dans ses relais, privilégie le livre populaire illustré, le livre de poche. Proust lisait dans le train, il aimait les petites lignes de Normandie, aujourd’hui, le compartiment, lieu propice à la lecture, a disparu, l’ordinateur, le Smartphone sont devenus des instruments de déplacement, on préfère ce mot, ou celui de mobilité, car il ne s’agit plus d’un voyage.
Il faudrait considérer aussi les trains de luxe. À Saint-Denis, quand je me rendais au lycée où j’enseignais, il y avait des usines d’équarrissage, et descendant de mon train de banlieue, je voyais le T.E.E (Trans Europe Express) qui venait de quitter la gare du Nord, avec ses petites loupiottes dans le wagon-restaurant où le petit déjeuner allait être servi. J’ai connu le Jean Jacques Rousseau, ce T.E.E qui venait de Berne, le Capitole, le Mistral, le Jean Lamour (Strasbourg-Paris). C’est le TGV qui a mis fin à leur existence, ces trains-là ont eu de grands moments.
En faisant le choix de la grande vitesse, plutôt que celui d’une vitesse moyenne, tous les réseaux s’enchevêtrant, le gain de vitesse peut être perdu à cause de la complexification du réseau.
Sans parler des retards dus au suicide sur les lignes de TGV, sur la ligne de l’Ouest, ces retards sont provoqués par un nombre incroyable « d’accidents de personne ». Et le taux de suicide prévisible rentre en collision avec la vitesse, menaçant les effets positifs pour l’accroissement de la vitesse…

HENRI-PIERRE JEUDY
Depuis quelques années, les trajets transversaux, ceux qui ne passent par Paris, font l’objet d’un rétablissement possible. Ce sont les T.E.T, les Trains d’équilibre du territoire. Il en va de tout un programme de restructuration de l’égalité des territoires avec des grandes lignes non reliées par la grande vitesse.
JEAN LEBRUN
Pour la mise en concurrence du TET, seule le SNCF a concouru. Ces Trains d’Équilibre du Territoire, trans-régionaux, devraient bénéficier du renouvellement complet du matériel roulant par l’État. Lyon-Bordeaux, Lyon-Nantes sont les deux premières lignes portées aux enchères, mais sans succès. Ces deux trains devraient occuper un périmètre qui n’est pas disputé entre le TER et le TGV.
N’oublions pas la part du chemin de fer dans les continents… En 1900, il y avait un million de kilomètres de voies ferrées dans le monde. Pourquoi les trains aux USA ont-ils disparu, et les fameux trains de luxe, les hôtels sur roues ? La route indéfinie, en ligne directe, a triomphé du « cheval de fer ». En Afrique, à Brazzaville on ne peut plus bouger pour des raisons de sécurité, la ligne Congo-Océan est toujours là, un peu utilisée, sans aucune régularité, pourtant, au Congo, le chemin de fer reste indispensable. En Éthiopie, la ligne Djibouti/Addis-Abeba, vient d’être rouverte par les Chinois, le train, c’était important en Afrique, il lui reste encore un espoir encore aujourd’hui.