
Cher Jean-Paul,
Quand j’avais une dizaine d’années, je confectionnais dans mon village en Haute-Marne des indicateurs d’horaires de chemin de fer, des Chaix. J’avais appris à me souvenir de tous les noms des gares du réseau national et j’étais fier de connaître certains horaires. Je prenais des cahiers, je traçais sur les pages plusieurs colonnes, j’inscrivais le nom des villes et des bourgades, les heures de départ et d’arrivée. Cirey-sur-Blaise était la station la plus importante située aux portes de l’Europe. J’avais dessiné une grande accolade pour signaler l’heure d’arrivée avec un ‘a’ et un ‘d’ pour signaler l’heure du départ. J’avais créé une ligne qui allait de Paris à Moscou, le train de nuit s’arrêtait à Cirey-sur-Blaise pendant presqu’une heure. Curieusement le lieu que représentait ce « nœud ferroviaire » paraissait plutôt vide, j’étais seul sur le quai avec une lanterne que je devais agiter à 0 h 52, après m’être assuré que telle était l’heure exacte sur l’œil de bœuf à côté de la porte du bureau du chef de gare. Sur mon indicateur, je ne m’étais pas contenté de tracer cette ligne, mon « Transsibérien » était relié au réseau ferré de tout le département. J’ai d’ailleurs appris plus tard, en lisant des articles dans les Cahiers Haut-Marnais, qu’une ligne de chemin de fer devait prolonger celle de Saint-Dizier à Doulevant-le-Château en passant par Cirey pour rejoindre Bricon et la ligne Paris-Chaumont. Et, déjà à cet âge, j’avais repéré qu’un député pouvait s’octroyer le droit de faire arrêter le train dans un chef-lieu de canton d’où il était originaire. De là à faire construire une ligne qui « passe par chez lui », il n’y avait qu’un pas…
Cette fascination si commune que nous avons pour les trains se nourrit autant des voyages que des représentations d’un réseau et de ses maillages, autant des images de voies ferrées et d’aiguillages que de la vision des gares en pleine nuit. Nous avons ainsi l’impression que le monde des trains symbolise au mieux l’énergie vitale de notre imagination. Peut-être s’agit-il de la persistance d’un empire éternel de l’analogique face à l’assomption de la numérisation digitale. Une mémoire inépuisable qui reste à ciel ouvert, que dis-je, une source interminable d’images qui protège à mort la puissance de l’analogon. Dans les temps futurs, on entendra encore « siffler le train dans la nuit ».
Si je te parle, cher Jean-Paul, du train comme objet ou sujet d’une interrogation existentielle, tu m’évoques d’abord la micheline que tu prenais pour « aller de Rennes à ton bled » ? Au temps présent, le train ravive-t-il toujours la mémoire ancienne, et surtout celle de l’enfance ou de l’adolescence ? J-B Pontalis écrivait : « Non seulement le temps est réversible, le trajet à rebours remonte tout le cours de l’histoire individuelle, mais il autorise des haltes dans l’histoire collective et va même en deçà jusqu’à la préhistoire. » Si on peut parler de « mémoires collectives », les trains, les voies ferrées, les bruits d’une locomotive, les gares… constituent une organisation scénique fondamentale de l’inconscient du collectif.
En attendant ta réponse, avec toute mon amitié,
Henri-Pierre
Cher Henri-Pierre,
Pourquoi le train est-il une inépuisable boîte à souvenirs ? J-B Pontalis que tu cites donne une partie de la réponse : c’est la variation la plus explicite sur le temps. Il n’en existe pas de plus imagée ni même de plus grisante. Mais il n’y a pas que le temps. Pour s’accomplir notre vie a besoin aussi de l’espace. Le train rassemble les deux. Cette rencontre a créé une métaphore presque increvable. Nous avons tous dans notre mémoire des histoires de train. D’où vient-il que ces souvenirs ne parviennent pas à s’effacer ? Ils retentissent étrangement en nous, liés à cette force mythologique ferroviaire qui après tout n’est pas si ancienne : deux siècles, à tout casser. Et pourtant, le mythe continue : à la locomotive avalant l’eau et le feu et crachant la vapeur a succédé le TGV neutre et aseptisé. À force de singer le transport aérien, son attrait aurait pu se banaliser et disparaître. Ce n’est pas le cas. Enfin pas tout à fait. Le paysage aperçu par la fenêtre y défile plus rapidement, les récits qu’il véhicule sont certainement moins fabuleux. Son prestige a faibli, mais il est toujours là. Selon moi, le train dans cette affaire est secondaire. Il s’est modernisé, il a changé d’aspect, mais ce qui n’a jamais varié, c’est le chemin de fer. Le rail. L’envoûtement réside dans la voie ferrée même si les traverses de bois ont été remplacées aujourd’hui par des barres de béton.
Quand on y réfléchit, cette histoire de circulation ferroviaire, qui depuis le début a priorité sur la route, est insensée. On ne peut pas faire plus compliqué. Poser des rails, s’assurer qu’ils résistent aux frottements, construire des ouvrages d’art, traiter la voie pour qu’elle ne soit pas envahie par la végétation, enclore cette voie : l’aspect technique est bien plus compliqué que pour une autoroute. C’est la rigueur du rail qui change tout. Son caractère inflexible a même quelque chose de despotique. Impossible d’échapper à sa loi d’acier et à son étreinte. Rien de plus inquiétant qu’une voie ferrée déserte. Au milieu de la campagne, on sent la pression insidieuse qu’elle exerce, l’imminence angoissante de l’irruption. Ce passage plane sur le paysage comme une menace. De ces rails vides et étincelants se dégage comme une intimidation, un état de suspension dans l’air que soulignent le champ électrique des caténaires et leur bourdonnement obsédant.
Entendre siffler le train, ainsi que tu l’écris, peut s’avérer mortel. Qu’il me soit permis, Henri-Pierre, de te raconter une anecdote qui compte parmi les souvenirs les plus bouleversants et les plus étranges de ma vie de journaliste. C’était au début des années 80, je travaillais alors au Matin de Paris et devais me rendre à Richelieu en Touraine pour y décrire la première ville nouvelle française, initiative due au cardinal de Richelieu, ministre de Louis XIII.
Le train Corail que j’avais pris à Paris devait s’arrêter à Châtellerault. Après Orléans, je sentis sous la plateforme un bruit bizarre comme si les graviers frappaient le plancher de la voiture. Le train freina sur cinq ou six cents mètres pour s’immobiliser quelques minutes plus tard en pleine campagne. C’était une de ces fins d’après-midi de juin douce et lumineuse. Je me trouvais dans la rame de tête, nous avions été autorisés à descendre sur la voie et je fus l’un des premiers à voir accourir vers nous le conducteur du train. Je n’ai jamais oublié l’expression de son visage. Il était terrifié et semblait suffoqué. Il titubait et se tenait la tête comme s’il avait reçu un coup sur le crâne. Tout en avançant vers nous, il pointait du doigt pour montrer la motrice et la cabine de conduite. Le pare-brise et le nez de la locomotive étaient humides, un linge pas plus grand qu’un mouchoir était accroché à ce qui me semblait être l’essuie-glace. Un détail m’avait frappé : l’aspersion sur la vitre et la tôle. L’épaisse couche de poussière que formait par endroit une croûte était attaquée par une multitude de rigoles.
J’avoue que je n’ai pas compris sur l’instant ce qui s’était passé, le conducteur aux yeux de dément ne le savait que trop, mais était incapable de le formuler. Il ne cessait de bégayer : « Niveau, niveau… » Une petite fille avait franchi le passage à niveau avec son vélo au moment où jaillissait le train lancé à plus de 200 kilomètres à l’heure.
Nous étions restés des heures à arpenter le ballast avant que le train ne reparte. La circulation des trains dans l’autre sens avait été interrompue. La soirée était d’une incroyable légèreté, seulement troublée par le ronronnement de la motrice. La plupart des hommes avaient enlevé leur veste et la tenaient sur leur dos en la pinçant du bout des doigts. Seul l’acier des deux rails brillait froidement et les pierres pointues du ballast diffusaient à perte de vue un frémissement hostile.
C’est très tard dans la nuit que je débarquais à Richelieu. Je n’avais plus le goût d’écrire sur l’architecture de cette ville aimée pourtant des surréalistes. Néanmoins je parvins à pondre un papier. Je crus bon en préambule de faire tout un développement sur ces reportages où la part la plus intéressante n’est jamais mentionnée. Le contexte – par exemple les prémisses ou la fin d’un reportage, l’empathie ou l’allergie que suscitent les témoins qu’on rencontre – est toujours passé sous silence alors qu’il y aurait beaucoup à dire sur cet environnement qui prend un sens autrement plus significatif qu’un écrit formaté. Bref, je racontais ce drame, lequel occupait un bon tiers de mon article. J’avais même fait une enquête pour connaître l’identité de cette petite fille fauchée alors qu’elle n’avait que huit ans.
Je me rappelle encore de son nom. Elle s’appelait Besançon. Si je me souviens bien, la rédaction en chef avait médiocrement apprécié mon article qui bafouait les règles traditionnelles du journalisme.
J’attends, Henri-Pierre, ta réaction à laquelle je serai ravi de répondre.
Amitiés à toi,
Jean-Paul
Cher Jean-Paul,
Il y a un demi-siècle, pourrions-nous dire, j’étais assis dans un café à Entraygues-sur-Truyère et j’ai entendu un homme raconter comment il avait échappé à la mort sur un passage à niveau. Sa voiture, une Peugeot 403 avec un toit ouvrant, avait été heurtée par une micheline à quelques kilomètres de Rodez. Le port de la ceinture de sécurité, à l’époque, n’était pas obligatoire. Je pense même que celle-ci n’existait pas encore. Lui, le chauffeur, il s’est trouvé projeté vers le ciel, hors de son véhicule, grâce au toit ouvrant, et il a atterri dans les branches d’un arbre. Il s’est ressaisi en réalisant qu’il était toujours vivant, il est descendu de l’arbre pour rejoindre la route, il est rentré à pieds au village. En l’écoutant, je me demandais s’il n’avait pas piqué son histoire dans un journal satirique qui se serait aventuré à faire l’éloge de l’absence de ceinture de sécurité avant que celle-ci ne devienne obligatoire. Je pensai surtout que le récit des accidents ferroviaires était prédestiné à devenir des « images d’Épinal » – en somme des clichés qui s’échangent à la cantonade et dont la particularité serait de demeurer achronique –.
« Rien de plus inquiétant qu’une voie ferrée déserte. » Le suicide impossible, le corps étendu sur les traverses attendant en vain le train qui ne passera plus jamais. Quand le vide suggère ce qui a été en ce qui a disparu pour toujours, le vide donne cette impression pour le moins étrange de se refermer sur lui-même. Les deux rails, qui ne se rejoindront pas, tracent sur la terre la ligne de l’infini des confins. L’abandon circonscrit des extrémités.
Ainsi a disparu « sous mes yeux », en quelques semaines, les derniers vestiges d’une voie ferrée construite au Second Empire. Une bande d’asphalte remplace les rails, tel un trait noir qui tranche le territoire. De chaque côté, la plupart des arbres ont été déracinés, les arbustes arrachés, les bordures ressemblent à un champ de bataille après la guerre. Sacrifier la mémoire d’un paysage n’est point considéré comme un délit politique à l’époque où pourtant le délire patrimonial triomphe partout. Les petites gares transformées en pavillons de banlieue depuis longtemps évoquaient déjà la préfiguration de ce nouveau tracé. La ligne, parabole de la conquête du territoire par les chemins de fer, paraissait sinueuse et mystérieuse, elle n’est plus qu’une piste cyclable toute droite, car la mémoire d’une ligne de chemin de fer n’a pas de valeur comparée à celle d’une église ou d’un château. Ce qui fait trace dans le paysage est plutôt considéré comme un débris destiné à être supprimé pour « faire propre ».
Assis dans un TGV, je parviens à regarder, malgré la vitesse, une voie de chemin de fer abandonnée qui passe sur des viaducs enjambant une vallée, disparaissant dans un tunnel, surgissant dans l’autre versant d’une colline, j’assiste à « l’histoire des trains » que m’offre en spectacle le paysage. Et je me pose cette question : le réseau ferroviaire se serait-il développé par scissiparité ? Comme si les fragments, les tronçons qui se séparent et se relient ne perdaient jamais son modèle d’origine, celui de la voie ferroviaire. Et voilà le paradoxe qui me vient à l’esprit : si le réseau se reproduit par scissiparité pourquoi la finalité de son exploitation reste la vitesse ?

Cher Henri-Pierre,
« Rien de plus inquiétant qu’une voie ferrée déserte », en effet, mais quoi de plus triste qu’une voie ferrée morte ! L’herbe a poussé sur le ballast, les rails ont rouillé, perdant leur bel éclat tranchant, des traverses voire des rails ont été démontés, mais le tracé est toujours là, il ne disparaîtra pas de sitôt. C’est peut-être cela qui nous met mal à l’aise, le côté indestructible, la marque indélébile de l’énergie qui circulait sur ces rails. Cette force, on la sent encore, elle souffle comme un vent aride au-dessus de cette jungle naissante. Ces tronçons de voies fantômes, ces segments racontent une histoire, comme tu le dis. Mais laquelle ? Pourquoi ces espaces abandonnés suscitent-ils – en tout cas chez moi – une sensation diffuse qui pourrait ressembler à la mélancolie, mais tu conviendras que c’est devenu un mot trop incertain, trop nuageux pour définir le sentiment de perte. C’est qu’une voie ferrée hors d’usage n’est pas une ruine comme les autres.
D’abord, elle réveille un temps proche et même très actuel. L’ère du chemin de fer, symbole de progrès, reliant la civilisation aux coins les plus reculés, a du plomb dans l’aile. Mais elle n’est pas terminée que l’on sache. Il reste que sa croissance fulgurante fut à la mesure d’un déclin tout aussi brutal. Nous en sommes là aujourd’hui, à les contempler, à se demander ce qui a bien pu arriver. Le malaise vient peut-être de là. Ces voies qui ont cessé de vivre sont les témoins d’un passé dont nous ne sommes pas affranchis. Cette nature qui reprend ses droits, cette voie amputée de ses rails, cette décomposition qui ne parvient pas à effacer la trace nous renvoient au présent. À une situation ambiguë : cette voie ferrée n’est ni totalement présente ni totalement disparue. Elle a rendu l’âme, mais elle n’a pas pour autant cessé de vivre. La vérité est qu’elle fait encore partie de notre être.
La ligne de chemin de fer dont tu parles dans ta première lettre à propos de mon enfance a failli devenir une de ces voies passant de vie à trépas. Une ligne à voie unique, reliant Rennes à Châteaubriant. Mal entretenue, bringuebalante, elle était sur le point de disparaître, mais l’attraction de Rennes – la ville reste toujours en tête des classements pour la qualité de vie – l’a sauvée. Mon village est devenu une de ces communes périurbaines qui a proliféré autour des grands centres.
Au début des années 60, j’ai effectué ce trajet presque quotidiennement pendant trois années. Constatant que le pensionnat ne me réussissait pas, mes parents se résignèrent à m’inscrire dans une institution catholique de Rennes, du reste d’excellente tenue. Ces années passées dans la micheline furent pour moi décisives. Je me levais à 5 heures du matin pour aller à la gare située à plus d’un kilomètre du domicile familial. Il m’arrivait d’être en retard et la chef de gare, qui m’avait à la bonne – elle était ravissante –, attendait que j’accoure pour lancer le signal du départ. Le trajet jusqu’à Rennes durait trois quarts d’heure. Il me fallait alors traverser la ville à pied pour atteindre mon collège situé à l’autre bout. Puis, en fin d’après-midi, je faisais le trajet en sens inverse pour arriver chez moi à la tombée de la nuit. J’étais âgé de 16 ans. J’avais beau être plein d’ardeur, cette vie finissait par être éreintante. Abruti de fatigue, je somnolais pendant les cours. Je ne compte pas les jours où le train n’arrivait pas à l’heure, les profs avaient l’habitude. Néanmoins je m’accrochais. Les devoirs, je les expédiais dans le train pendant la durée du parcours. J’avais connu la réclusion de l’internat dans l’ignorance complète du monde extérieur. Cet autorail représentait pour moi un espace de liberté et d’observation jusqu’alors inconnu. Des ouvriers, des employés, des filles de mon âge demi-pensionnaires comme moi faisaient le même trajet. Je les voyais tous les jours. Ils m’étaient devenus familiers sans que j’ose leur adresser la parole. Je préférais les regarder, écouter leurs conversations, enregistrer leur comportement. Tout était à prendre. Je ne parvenais pas à me rassasier de cette représentation et de cette galerie de personnages tenus dans ce huis clos particulier qu’offre le train, un temps mobile en même temps qu’immuable. La plupart de ces voyageurs s’asseyaient toujours à la même place. Quand il arrivait que l’ordonnance soit chamboulée par un non habitué, il régnait une contrariété voire une tension dans l’air qui ne s’apaisait que lorsque l’intrus descendait. Les passagers regagnaient alors leurs places usuelles.
Ce monde était rassurant et j’observais que tous ces habitués manifestaient toujours une certaine peine à descendre du train pour regagner leur logis ou le lieu de leur travail. Je l’interprétais à tort ou à raison comme un arrachement. Ils se sentaient bien, à l’abri dans ce train cahoteux. C’était un temps où les gens, surtout dans cet Ouest où l’on est traditionnellement réservé, extériorisaient peu leurs sentiments. On riait volontiers, mais sous cape. Je me souviens d’une affiche antialcoolique placardée dans le train représentant un enfant craintif disant à son père : « Papa, ne bois pas, pense à moi ! » Un mauvais plaisant avait ajouté le mot « tout » après « ne bois pas ». Ce détournement symbolisait bien une forme de dérision peu bavarde et bon enfant des gens de mon pays.
Je dois beaucoup à ce tortillard. Je ne crains pas d’affirmer que ma vocation journalistique est née sur la ligne Rennes-Châteaubriant : voir, écouter. Raconter est venu plus tard.
Je n’ai qu’une crainte ; que cette bande d’asphalte dont tu parles vienne un jour remplacer la voie de mon adolescence. Une ligne d’autobus est apparue, qui relie désormais mon village à la métropole rennaise.
Amitiés à toi,
Jean-Paul