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Un philosophe cheminot

Louis Gabriel Gauny

 

 

 

Le « monde du chemin de fer » peut aussi être révélé comme une horreur par un ouvrier, poète, philosophe, du XIXe siècle, Louis Gabriel Gauny.
Extrait du livre de Jacques Rancière « Le Prolétaire et son double, ou le Philosophe inconnu » dans Les Scènes du peuple, Lyon, Horlieu éditeur, 2003, p. 21-33.

Dans les ateliers des chemins de fer, les forges numérotées, l’alignement des étaux et des tours, le ronflement monotone du moteur, la surveillance font de ces lieux des asiles de pénitence où la souffrance ne manque pas aux incarcérés. La matière obéissante et complice des conceptions de l’inventeur, n’attend qu’un signal de son cerveau pour neutraliser le rôle des travailleurs ; elle commande sans pitié et trône au milieu de ses servants dont elle dégénère l’adresse et la pensée par son inerte compréhension qui remplace leur intelligence. Quant à ces derniers, qu’ils s’humilient devant la suprématie des rouages, s’ils ont quelques soucis de leurs membres, ils n’ont qu’à bien étudier la topographie anguleuse de l’atelier et ses issues de retraite, car les engrenages n’entendent pas quand on hurle de douleur ; avant qu’on puisse maîtriser le centre qui les active si violemment l’homme peut être déchiré par lambeaux, ou laminé jusqu’à la moelle sans que sa mort fasse un grand vide dans cette bataille du prolétariat contre la machine, il en meurt assez pour que l’on considère ces accidents effroyables comme de fâcheuses fatalités inhérentes à toute grande entreprise ; et qui bientôt après quelques banales condoléances, tombent dans l’oubli. Tout dans ces lieux conspire contre l’ouvrier ; les forges, entretenues par un foyer d’air qui ne tarit pas, chauffent fortement, sans repos, avec assiduité en exténuant l’homme par un travail et une attention continue ; il faut qu’il observe toujours le fer, car à la moindre distraction l’incandescence le brûlerait. La même turbulence monotone se répète pour les tours que fait mouvoir une puissance aveugle en usant le travailleur sous une tension sans relâche qui, l’incarnant à l’étroitesse de se spécialité, fait de sa direction un esclavage. Dans ces ateliers, où l’homme est sacrifié à la chose, qu’il est pénible d’y subir les veillées quand, chacun parqué à sa place, s’enflamment des centaines de becs de gaz devant lesquels le même ouvrier s’occupe à parfaire un seul détail du tout ; de sorte que son adresse, tendue verra ce point unique, en a bientôt surpris toute l’habileté ; ce qui grossit le gain subreptice de l’administration, mais qui déforme et rétrécit l’intelligence du travailleur sous la perfection d’une partie. Les avis du salarié, son expérience, sa méthode, son âme sont mis hors la loi. Tout est prévu pour satisfaire la tyrannie de l’ensemble, le génie seul de l’inventeur s’abat là en autocrate sans souffrir d’objection. Les ouvriers savent bien que le système appliqué à leur travail devrait émaner d’eux, puisqu’ils sont la grande puissance qui l’anime ; et qu’il faudrait qu’une convocation de tous les industriels d’une même industrie, quels que fussent leurs titres, vinssent ensemble sanctionner le procédé général.

Il est triste d’entrer dans les vastes retondes de traction où l’on répare et chauffe les locomotives. Le bruit incessant de l’ébullition, l’âcreté du coke, l’huile et la graisse répandue abondamment sur le jeu des ressorts, en souillant l’ouvrier qui les emploie d’un cambouis durable, offense même les sens de l’observateur. Ces tenders et ces machines, instruments de cauteleuses tortures, ont des formes patibulaires qui semblent prêter à escarbiller le patient. Ces colosses de force, ces phénomènes de vélocité, bien loin d’enorgueillir l’ouvrier l’humilie en atténuant son importance industrielle. Les travailleurs qui s’activent autour de ces êtres ferrugineux soit pour les fourbir, soit pour les réparer, ont les regards mornes, la pose lourde, les gestes déformés par l’exigence automatique de leur tâche, et n’ont ni lumière au front ni contentement dans la voix. Ces pauvres mercenaires semblent être abandonnés dans quelque ruine d’enfer et relégués à cent mille lieues de la nature qui, malgré tout, les appelle à la vue de la plus petite futilité qui passe devant eux sous forme de fleur de printemps, ou toute autre trace de sa beauté. Mais ils sont bientôt arrachés à ces sortes de visions bienheureuses par la meute des devoirs qui les obsède. Dans leur existence vendue, ils n’ont qu’un droit : celui de changer de maître et de lieu de captivité ; car les chemins de fer, les usines, les fabriques, les ateliers sont pour eux des prisons de quatorze heures sur vingt-quatre, puisque les plus favorisés ne travaillant que dix heures, en aliènent quatre autres : deux heures de repas et deux heures de courses, matin et soir, qui peuvent paraître exagérées, mais très souvent les ouvriers, pour plus d’économie, habitent des quartiers éloignés des centres d’industries qui ont la propriété de faire renchérir tout autour d’eux. Puis viennent les amendes, les mises à pied, les déférences aux supérieurs, les renvois arbitraires ; exactions infâmes que commet l’invasion du capital sur les vaincus de la misère…

En parcourant les différentes divisions qui partagent les chemins de fer, on y rencontre de malheureux travailleurs que la discipline frappe d’ilotisme ; sans aucune emphase bilieuse on assure qu’ils sont les esclaves de notre temps : on ne les jette point aux bêtes, on les livre à la faim. Dans les gares de marchandises, dans les embarcadères, les lieux de stations, le service de la voie, on étrique leur vie en les tenant sans cesse sous les coups du fouet spirituel du chef. Ces pauvres serfs ! on les taille, on les rogne, on les tord, on les fausse, on les lamine sans danger, toujours, dit-on, pour la grandeur de l’ensemble et la sécurité des voyageurs ; aussi, en dehors de leurs attributions leurs sentiments sont vagues et leur bon sens dérouté ; pour leur pâture corporelle qu’ils font d’effroyables sacrifices ! leur être n’est plus à eux, ils l’ont vendu pour manger… Se croyant, à raison, espionnés jusqu’au fond des os, ils enfouissent leurs opinions dans l’oubli d’eux-mêmes. S’enhardissant de leur mutisme, les supérieurs se prélassent dans une incroyable outrecuidance et, malgré la hiérarchie qui les soumet à des maîtres qui les oblige à des bassesses de rapports avec ceux, ces personnages importants se persuadent que leurs conceptions encyclopédiques empêchent de tout détraquer ; sur cette bienveillante idée qu’ils ont de leur force, ils prennent des attitudes princières dont la maladresse ridicule découvre leur infirmité et rend plus abominables encore l’égoïsme de leur domination et l’orgueil de leur nullité….

Les chemins de fer essartent les forêts, épuisent les houillères, volent du terrain à l’agriculture, rompent les routes, éventrent les collines, atrophient l’homme sous son régime étouffant et font du monde un casier de muettes douleurs au profit d’une circulation plus active. En ravageant l’âme ils ravagent aussi la nature des choses par la monotonie de leur célérité et la turbulence de leur système. Sur un chemin de fer, il faut deux voies principales de parcours, sans compter les voies de garage et celles qui servent aux mutations des locomotives. En ne comptant que les deux premières voies, elles emploient à chaque mètre de longueur deux décistères de traverses en chêne qui, enfouies dans le sol, ne résistent que six ans, quand ces mêmes bois useraient plusieurs siècles s’ils étaient placés dans les conditions de leur durée. Pour le fer l’usure en est moins dommageable, puisque la fonte régénère ses débris et que ses atomes en s’égarant rejoignent leurs affinités. La bouille, ce combustible diluvien, qu’aucune puissance de vie ne renouvelle, est dévorée par la conflagration des locomotives avec une frénésie effroyable pour nos besoins futurs. L’excavation des houillères engloutit des forêts de charpentes pour étançonner ses voutes ; elle suspend des villages sur ses abîmes plafonnés ; elle enterre des populations dans ses fouilles. C’est un combat de dangers sinistres ; c’est une tâche horrible qui tient ses travailleurs en dehors de la vie. Le soleil, le grand air sont perdus pour eux ; leur salaire ne représente que la stricte subsistance animale, et l’abominable de la question c’est qu’ils sont si trompés sur leurs droits, qu’ils se trouvent favorisés quand le travail donne du pain à leur famille. Ils ne demandent que la pâture et le sommeil ; l’abrutissement et la fatigue, où les tient leur destinée odieuse ne les occupent que de ces deux besoins. Dans notre siècle savant et pervers, où l’organisation du travail est mise hors la loi, si ces malheureux n’étaient pas engouffrés dans leurs trous, ils ne pourraient trouver l’emploi de leur force ; car avec nos séances de dix, douze et seize heures de travail, nos machines et la plèbe prolifique, les bras surabondent. Les chemins de fer perpétuent ces tortures et ces extravagances pour franchir en dix heures une distance qu’il serait charmant, si nous étions tous riches de la richesse commune, de parcourir en dix jours en se communiquant le progrès ! L’énorme surface d’arpents que ces voies ferrées prennent à l’agriculture, oblige les cultivateurs à harasser eux et leurs animaux afin d’atteindre les passages qui conduisent à leurs champs rompus par la ligne des rails ; qu’ils doivent blasphémer contre cette invention qui serait même préjudiciable à des cultures nationales ! Voir des blés à moissonner de l’autre côté de la voie sans pouvoir escalader les treillages qui les séparent du moissonneur, c’est un chef-d’œuvre d’entraves qui surpasse en insolence tout ce que s’ingéra la propriété ! Les adorables accidents des sites, comme ils sont pourfendus ! Les vallons sont remblayés, les coteaux et leurs couronnes d’arbres sont mis à mort ; on profane les beautés de la terre et l’inspiration se déflore en face la nature mutilée. L’utilité publique doit embellir le spirituel de la vie par le matériel du travail en ordonnant toutes choses selon les linéaments suprêmes que Dieu traça partout avec tant de magnificence. Un outrage à ses œuvres est un attentat contre nous-mêmes. Cette agriculture fracturée, ces campagnes et ces forêts massacrées, cette déperdition d’enchantements et de matière, ces bommes surtout, dont on concrèfie l’existence pour en faire les instruments passifs des chemins de fer, sont des catastrophes qui minent le genre humain dans son âme et dans son corps !

1.6. Un philosophe cheminot
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