Des trains comme les autres
Benoît Vincent
J’aurais bien aimé prendre le petit train des Pignes, je n’en ai jamais eu l’occasion, je suis toujours passé à côté en voiture, et à un moment ce sera trop tard. Il n’existera plus.
Les tortillards, les lignes locales, les lignes touristiques, rejoignent dans l’imaginaire les grandes aventures des trains historiques ou géographiques, des trains uniques, fantastiques, pas comme les autres.
Et puis il y a les trains comme les autres, ceux que tout le monde, chacun comme les autres, prend : les trains du métropolitain, certes (mais alors le tramway aussi ?), les trains urbains (comme le RER), qui partent du cœur de la métropole à des villages de pierre blanche abasourdis de leur silence, les trains régionaux, et puis les trains à grande vitesse.
Les gares absurdes, comme Voghera ou les Aubrais, centres pourtant nodaux perdus dans les campagnes d’où personne ne sortira jamais de la gare, les gares fantômes, que l’on traverse sans y prêter attention.
Combien d’histoire dans ces trains ? Ils sont précisément la fiction, une image du processus en cours dans la fiction : pour les corps, les esprits, les pensées des humains : l’isolement, le mouvement, l’intrigue, le secret, l’imagination, le paysage, le frottement, la friction.
Inutile d’insister sur la différence avec la voiture ou l’avion. La première te coupe du monde, de la société (combien de rêveries en voiture, regard à trente degrés et le danger), le second du voyage (combien de douleur).
Je parle du train : habitat particulier, le train ses cénoses tout autant. Ces trains comme les autres portent leurs aventures.
En 1999, je suis à Rome, à Spinaceto, volontaire dans une association, ça ne se passe pas bien. L’association reçoit des aides pour le volontariat, mais mon stage consiste essentiellement à faire l’entretien du local. Je décide d’arrêter le stage, mais j’ai laissé une partie de ma vie en France… et j’ai du temps. Je me retape chez un ami qui habite à Rieti, centre de l’Italie. J’y laisse mes affaires, puis il m’amène à Termini, je prends un billet kilométrique et saute dans le premier train qui se présente ; direction Naples. À Naples, je considère que je ne suis pas assez loin et je prends un autre train, direction Maratea, en Basilicate. Là, sous la statue gigantesque du Christ, je fais le point, et décide que je ferai un tour du sud de l’Italie. Le billet kilométrique permet de faire 1000 kilomètres. Je poursuivrai vers Regio, puis Messine, Palerme, Cefalù, Milazzo vers les îles éoliennes, puis de nouveau sur le continent direction Tarante, Lecce, Otranto (par une micheline privée), Bari, Pesaro, San Benedetto del Tronto, et retour à Rieti, pour le retour en France, via Bologne, puis Gênes.
Dans le train kilométrique, je découvre tout un monde, qui prend peu à peu la forme, dans mon imaginaire, d’un paysage païen, antique, médiéval, à la fois désolé et populeux, et frappé au sceau de la Méditerranée. Le train avale le trajet comme un poisson, se mue en lui, quand il ne s’égaie pas au loin, sous la forme d’une tour normande, d’une olivette ou de champs de blé millénaires, d’une île et, le plus souvent, d’une ville, chaque ville comme un port, embrassé en hâte, à la va-vite, pour la promesse d’un retour.
On longe toute la mer du Nord, puis, après Hambourg, un bon morceau de la Baltique, qu’on rejoint à Rostock, jusqu’à Stralsund, et Szczecin (qui évoque inévitablement Trieste), qu’on retrouve à Kolberg, puis à Gdańsk, à Kaliningrad puis Klaipēda. Une incursion terrestre pour y revenir, à Riga. De là le bus jusqu’à Tallin, pour rester collé à elle. Puis de Tallin à Saint-Pétersbourg, par Narva. Pour traverser la forêt centrale, jusqu’à Moscou. Ce voyage en deux temps : d’abord en retrait, au bord du continent dans la mesure du possible, longue longe afin de garder, dans un coin de l’œil comme un souvenir, comme une espèce d’aileron avant le plongeon, à travers le cœur même, aorte dans la terre la plus terrestre, la forêt la plus continentale, la forêt à perte de vue, à perte d’heures, en prenant bien soin de ne pas prendre le train rapide (quatre heures), mais de faire halte à Novgorod, à Tver, s’arrêter dans le parc de Zavidovo (quatre jours). À Moscou l’autre voyage, et une autre histoire.
Nous autres européens, avec nos villes serrées dans nos petits états, nous peinons à saisir ce que représente un voyage continental, un voyage en train à travers toute l’étendue d’un continent.
Nous retrouverons la mer, puisqu’on décide aussi, de la longer. New York, New London, North Station, jusqu’à Portland, pour faire le tour, et, souvent, ne pas faire le tour, du golfe du Maine. C’est une espèce de miroir de la Baltique. La pêche, les villes portuaires, le froid, déjà nous les oublions, lorsque, affamé et comme drogué par ce qui vient, nous voilà déjà de nouveau à Portland (Maine) avec pour destination Portland (Washington). Quand le seul doute est de savoir si on passera au nord ou au sud de l’Érié, on peut bien dire que la pelote des routines domestiques ne vaut pas bien grand.
Nos villes serrées, dans nos petits États européens nous empêchent de considérer, depuis trop de siècles, ce que c’est que le vide, celui de même nature, de même componction qu’on effleure tout de même par exemple au beau milieu de la Beauce, au beau milieu de la Champagne quand aucun relief ne contient plus le regard. On ne rigole pas avec l’horizon.
Quand je monte dans le train à Zagreb, à destination de Belgrade, en 2008, l’Europe en est au même point qu’aujourd’hui. Mon passeport est périmé. Nous faisons avec A. un voyage vers la Grèce, en utilisant uniquement les transports en commun, depuis Dieulefit (départ en bus) : Montélimar, Marseille, Gênes, Trieste, Ljubljana, Zagreb, Belgrade, Sofia, Thessalonique, Athènes, Patras, Ancône et retour. C’est un train de nuit, de facture allemande. À la frontière serbo-croate, le douanier me dit que son collègue serbe me cherchera des noises à cause du passeport. À Nis, ça ne manque pas : le douanier nous force à descendre. La police ferroviaire mange une espèce de soupe devant la télé dans un réduit misérable ; une douanière constate les faits, cherche à me soustraire un, mais devant mon refus me dit qu’il faut que j’aille chercher un visa, au poste-frontière routier. Ils appellent un taxi, une grosse Mercedes noire et un chauffeur peu affable (mais compatissant : « Problem? ») me conduit au poste-frontière où une officière me rend un grand sac de monnaie serbe, avec le petit papier griffonné à la hâte, avec obligation de le présenter à la douane lors de ma sortie de territoire, qui devra impérativement se faire 24 h plus tard. Le taxi me ramène à la gare. A. a cherché à pleurer, cela n’a pas ému les douaniers, qui nous laissent là, dans la nuit, le prochain train est à 5 heures du matin. Nous dormons sur les bancs sur le quai. Entre Belgrade et Sofia, je n’ai pas la possibilité de trouver la douane. Nous quittons le territoire serbe sans croiser plus personne.
Comme beaucoup, j’ai aussi éprouvé le rythme effréné des trains régionaux. Les correspondances, les attentes dans les courants d’air, les gens louches qu’on cherche à éviter, les clochards qu’on tolère, les jeunes qu’on ne comprend pas, les bars qui ferment, les maisons de la presse qui ne sont pas encore ouvertes, les kebabs, les salles d’attente, les cigarettes sur le quai, les trains encore froids, les arrêts en rase campagne, les accidents de personne, les chiottes bouchées, les chiottes fermées, les contrôleurs, les heures de boulot récupérées dans le voyage, les prises absentes ou endommagées, et comme tout le monde, soudain la main du sommeil qui te prend et t’assomme et c’est de justesse que tu descends à bon port.
Un train important pour moi est le Milan-Syracuse. Un régional nocturne, qui s’arrête dans mille gares. Il part vers 20 h de Milan, arrive à Syracuse vers 15 h le lendemain. Les gens, les sandwiches, la nuit, les odeurs, les compartiments qui se font et se défont, les bagages dans le couloir, les insomniaques dans le couloir, les contrôles intempestifs dans le sommeil, et le défaisage progressif des barbes, des chemises, des corps… Le matin, la Calabre, nombreux arrêts, la montagne, les chèvres, les agaves, les ricins, la mer partout, les oliviers dans le soleil levant le journal et le café. Vers midi, le train se disloque et est chargé, en prenant à chaque fois un retard considérable, sur un navire pour traverser le détroit. On le remonte à Messine, mais nous sommes déjà en train de nous évanouir dans la nature de Sicile.
Ira-t-on en Chine, au Chili ? Rien ne nous permet de l’imaginer. Nous ne savons rien de ce qui vient. Nous sommes en mouvement, flèches dédiées à la course seule, qu’importe si toundra ou taïga, forêts ou canyons.
Peu importe si l’écartement est de 1520 ou 1435 mm ; si la propulsion est électrique ou non. En vérité nous sommes trop attachés à l’imaginaire ferroviaire pour nous résoudre à la technique ; en vérité nous rêvons parce que nous savons que le service public est agressé et menacé, parce que les gares deviennent des centres commerciaux, parce que les trains de nuit disparaissent, parce que l’automatisation et les portes palières, parce que les cartes d’abonnement et les billets à scanner, parce que l’avion…
Nous filons. Tu m’accompagneras, peut-être, je l’espère. Mais le voyage en train se fait comme au cinéma : seul, avec soi-même, et son rapport à ce qui passe. Une vitre, c’est tout, la pellicule fragile qui sépare mon dedans de ton dehors.
Cette femme au regard intense, qu’on retrouve dans les toilettes ; ce type à capuche qui nettoie un couteau de son sang ; ces gamines qui s’excitent à l’idée d’aller à la plage ; ces étrangers aux valises immenses ; ces voyages insensés, pour une aventure, une balade, un rendez-vous.
Ces gens qu’on sort tous les jours dans la gare fantôme de Garavan.
Des trains comme les autres : à cinq heures du matin, les pendulaires sont déjà là, ils savent toujours le bon quai, bien avant que le flambant convoi ne bringuebale vers Culmont-Chalindrey.
