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Lumière d'hiver

Claude Harmelle

 

Une main glissée dans la poche de mon manteau me fait souvenir d’un livre de Bernard Dimey trouvé à la libraire de Joinville. Un livre de lui qui m’était inconnu, œuvre de jeunesse dit l’éditeur, souvenirs du bahut où une décennie après lui j’ai été quatre années durant pensionnaire et demi-pensionnaire. Le lire séance tenante ? Non, une fête pour la nuit à venir, car je lis peu dans les trains qui ouvrent à mon imaginaire le grand livre du rêve éveillé. Au fronton d’une gare, vite en allée, je crois lire « Syracuse ». Dimey encore, « j’aimerais voir Syracuse », et aussi souvenirs de Rimbaud-Dhôtel en « voyants » des lumières d’une Grèce sicilienne au fin fond de l’Ardenne :

« Dans sa vapeur nette,
vers Phœbé ! tu vois
s’agiter la tête
de saints d’autrefois…
……
Néanmoins ils restent,
– Sicile, Allemagne,
dans ce brouillard triste
et blêmi, justement ! »

(Arthur Rimbaud « entends comme un brame » – Derniers vers)

Un projet qui aurait plu à André Dhôtel me dis-je : rebaptiser « Syracuse » la gare d’Amagne-Lucquy ? Mais en ce pays-ci ? Nogent-en-Bassigny où est né Dimey est une cité sans gare, alors « Vignory-Syracuse », ou « Bologne-Syracuse » ? Qui osera ?

Je songe à la gare de Joinville, maintenant loin derrière nous et où j’ai failli rater le train. Petite déconvenue ! Certes la gare est toujours là, et ouverte à la présence humaine, un miracle tout provisoire, m’a-t-on dit. Elle a revêtu une peau de chagrin bien éloignée de mes souvenirs de jeunesse. D’autant que nulle malencontre n’encombre ces souvenirs de blessures mal refermées. J’ai eu la chance, d’extrême justesse, un sursis obtenu en passant le premier Bac comme « candidat libre », de n’y pas partir pour la guerre. Pour ma génération – et pour tant d’autres – ce fut souvent le premier grand voyage. Mes souvenirs de rafles ne sont pas attachés à cette gare : les forces de l’ordre préféraient, semble-t-il, pour leurs « opérations », le « confort » des gares plus petites, les témoins y étaient plus rares.

Cette gare de Joinville était alors pour moi, comme le dit Dhôtel d’Attigny, « le trottoir du monde », le lieu des grands brassages humains, l’espace de liberté des émois, des éclats, des tremblements, des jeux de l’adolescence, la ligne de fuite de toutes les évasions, l’émerveille d’un grand fleuve et de grandes cités à portée de main. La respiration aussi, le tempo et l’haleine, des labeurs éreintants, des sommeils lourds, des réveils somnambulés, dont malgré ma jeunesse, il m’arrivait d’avoir ma part. Élève « dans le technique », le rythme des usines m’était familier, j’y travaillais aux vacances d’été et ces trains brassaient, particulièrement aux fins de semaine, pensionnaires, permissionnaires et ouvriers.

Disparu le kiosque à journaux aux boiseries et aux étals baroques dans le grand hall de la gare, enfouies, sous de froids revêtements et sous-plafonds bien laids, les grandes affiches bariolées qui vantaient le charme des villes d’eau, des côtes parées d’Azur ou d’Émeraude, des ports à voile et à vapeur, des montagnes enneigées ou carillonnées, du vert des bocages et du bleu d’outre-mer. Une seule employée qui n’est là, m’a-t-elle dit, que par intermittence : jeune, souriante : un profil qu’on ne rencontrait guère dans le personnel ferroviaire des années 50. J’ai pensé qu’il ne serait pas élégant de la rendre responsable du petit désastre intime où m’a plongé son environnement. Pas d’annonces sonores des trains au départ ou à l’arrivée et des horaires punaisés sur un tableau dont le cadre masque la colonne des horaires et celle des quais de départ. J’ai montré cela, gentiment, à l’hôtesse des lieux : elle m’a dit « oui je sais, je l’ai signalé, mais il faut que vous écriviez, car, vous savez, on ne nous écoute guère ». Elle m’a dit cela dans une tonalité sans résignation qui réveille en moi une chanson d’Alain Souchon « faut voir comme on nous parle ! » ; douce colère, oui « faut voir » et même plus : regarder, dire, chanter, faire savoir. Puis, pour anesthésier, sans doute, la douleur qui m’est venue – l’image obsédante de son sourire et de sa beauté – je me suis endormi dans une salle d’attente non éclairée. La cavalcade bruyante, vers le quai, d’un groupe d’adolescents m’a évité, in extremis, de rester là en rade.

C’est maintenant un contrôleur courtois qui me sort de mes songeries « votre titre de transport, s’il vous plait ». Comme j’ai réussi à composter mon billet dans l’obscurité, il me quitte avec le sourire. Ça se gâte quatre sièges plus loin où un couple de jeunes est sans billets. Longue palabre, mais pas d’éclats de voix, je comprends qu’ils n’ont ni billet ni argent pour payer le billet et l’amende. D’évidence ils sont pauvres et leur révolte n’est pas apparente, pas trace d’insolence non plus de part et d’autre. Le contrôleur commence à remplir un carnet à souche et s’interrompt, car le train ralentit. Il annonce Froncles, unique arrêt de ce train entre Joinville et Chaumont. Un geste rapide, un peu menaçant, vers les deux jeunes : « ne bougez pas, je reviens vers vous ! » Craint-il une évasion ? À l’arrêt, il reste dans l’embrasure de la porte du compartiment.

Puis, sonnerie, le train va repartir. Un homme en chemise court sur le quai opposé, fait de grands signes et crie. Deux personnes lourdement chargées de bagages le suivent. Cavalcade, panique, échanges par interphone avec le conducteur du train, les portes s’ouvrent, le contrôleur descend. Après une conversation animée, mais inaudible de mon siège, il remonte, bientôt suivi par deux voyageurs surgis de la nuit. C’est un couple élégant, l’âge et la prestance de la famille Obama me dis-je. J’entends qu’ils sont anglophones, lui parle un peu français. La proximité de Noël aidant, je murmure en souriant à ma voisine : « ce sont les rois mages ». Elle me répond doucement « l’étoile à la casquette du contrôleur peut-être… » Plus tard je comprendrai qu’elle m’a parlé d’un autre temps, c’est une très vieille dame, et que cette casquette-là a égaré ses étoiles.

Le contrôleur installe ces nouveaux venus sur des sièges tout proches. Ils ont des billets à la main et s’expliquent difficilement avec le contrôleur. Je comprends vite qu’ils viennent de Lyon et voulaient se rendre à Bologne en Italie. À Lyon, on leur a vendu deux billets pour Bologne, Haute-Marne, un bourg entre Froncles et Chaumont. Ils connaissent visiblement peu les arcanes du réseau et la toponymie ferroviaire européenne. Ils sont montés, confiants, dans les trains et les correspondances qu’on leur indiquait à la vue de leurs billets. Un des rares TER qui s’arrête dans cette gare les a débarqués à Bologne au milieu de la journée et ils ont vite compris l’étendue de la méprise. Une gare sans présence humaine, un paysage ferroviaire en déshérence (c’était autrefois une gare d’embranchement importante), le vent glacé… une bien petite et singulière Italie des bouts de tous les mondes, un « bout menteux » me dis-je, me souvenant du nom d’un bistrot de marins vu à Fécamp il y a bien longtemps. Mais à Bologne, pas l’ombre d’une auberge en face de la gare, même pas un « rade », en rade ! Ils ont fini par trouver quelqu’un qui les écoute, comprenne la méprise et trouve une carte pour leur expliquer la situation ; l’étoile du berger semblait aux abonnés absents. C’est ce que je déduis de l’inutilité de mes propres efforts de clarification : j’ai griffonné à la hâte une carte de l’Europe, quelques points de repère, mais elle n’est d’aucun secours à celui à qui je la tends « je sais – me dit-il – j’ai vu une carte à Bologne ». Le contrôleur qui a maintenant compris que la méprise n’était pas le fait des voyageurs leur explique que tout va bien désormais, que le train roule vers le Sud : « je vais régler votre problème, mais je dois d’abord téléphoner. » Il s’éloigne un peu, s’isole dans le compartiment et reste assez longtemps accroché à son portable.

1-1. Lumière d'hiver
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Appel 1
Notes 1

Je risque un coup d’œil de connivence aux deux jeunes « resquilleurs » (comment peut-on l’être me dis-je par une nuit si froide, sur une ligne si largement subventionnée et dont la plupart des gares sont sans guichet), il me semble que le contrôleur a désormais d’autres « chats à fouetter ». Ce faisant, je baisse la garde de mes velléités de médiation : proposer au contrôleur de régler leurs billets m’a traversé l’esprit à l’arrêt de Froncles. Très vite d’ailleurs le temps d’une telle médiation s’enfuit, car le train ralentit : le contrôleur clôt son entretien téléphonique et annonce « dans quelques instants notre train entrera en gare de Chaumont ». J’y ai une correspondance, je salue ma voisine et prends mon léger bagage. Bientôt je suis sur le quai. Au milieu des voyageurs qui se pressent dans le froid, j’aperçois trois policiers qui semblent aux aguets. Je me retourne et je vois, ébahi, le contrôleur livrer les deux jeunes gens sans billets à la police. Et je découvre ce que le dossier des sièges dans le train avait caché à ma vue : ils sont trois ! La jeune femme presse sur son sein un nourrisson !

Souriant le contrôleur s’avance ensuite vers moi en me tendant la main. Je m’en étonne tant je suis révulsé par ce que je viens de voir. Sans doute a-t-il trouvé sympathique l’intention de ma petite carte… Je me dis qu’il cherche un acquiescement, une complicité… et quand sa main effleure la mienne je regrette de n’avoir pas des mains de forgeron pour lui écraser quelque peu les phalanges. À défaut je lui dis tranquillement, mais avec colère : « Vous n’aviez vraiment rien à faire de plus urgent et de plus utile, un lendemain de Noël, et par ce froid ? Était-il si important de faire revivre à ces jeunes gens, et accessoirement à nous autres (un groupe s’est formé sur le quai), les souvenirs des temps de l’occupation, des temps de Pétain et du roi Hérode ? ». Le sourire s’est figé sur le visage du contrôleur qui semble se réveiller d’un lourd sommeil, il est grave maintenant, silencieux, sans répartie ni agressivité, il retire lentement sa main de la mienne. Le train dont s’annonce le départ imminent le happe et je le vois regarder longuement, fixement, le groupe des jeunes gens, encadrés par les policiers, qui disparaît bientôt dans le hall de la gare tandis que le train démarre très lentement.

J’ai lu aussi un égarement dans son regard et un remords me saisit. Cette exaltation des métaphores historiques n’était-elle pas exagérée ? D’où me vient-elle ? Je songe à cette ballade hier entre Vaucouleurs et Saint-Urbain sur les traces, ténues, de la première étape du voyage de Jeanne vers Chinon. J’y ai cherché, sans les retrouver les genévriers, et leurs baies, qui abondaient dans mon enfance dans les friches, landes et pauvres pâtures à moutons de ce « haut-pays » où elle a chevauché. Plus de pâture, plus de moutons, plus de genévriers, plus de bergères, partout le soc de la charrue, la puissance des engins, les règles d’un marché mal régulé qui poussent l’homme à la rapacité, à la solitude, à l’oubli des prudences, ont fait reculer la frontière des lisières, des pâturages « communaux » partagés ; envolée « Jeanne la bonne lorraine » ! Une colère m’est venue que la nuit et le sommeil n’ont pas éteinte. Était-ce une raison pour engoulfer* mes émotions dans cette posture et cette armure à quoi l’imagerie saint-sulpicienne et revancharde du début du siècle passé a si prolifiquement réduit Jeanne ? Non, me dis-je tu aurais été plus avisé de te souvenir de cette « Jeanne sans sépulcre et sans portrait… qui a donné au monde la seule figure de victoire qui soit aussi une figure de pitié ! » comme le chanta André Malraux à Rouen, dans une tonalité dont je conviens bien volontiers qu’elle n’est pas à l’échelle des événements que je conte ou me remémore ici.

Un homme qui a assisté sur le quai à toute la scène et qui semble être le chef de gare me prend maintenant par le bras et me parle : « Pour Pétain, Hérode et l’occupation, c’était peut-être un peu forcé : nous sommes ici des petits pays où tous se connaissent, y compris la police. Je ne crois pas qu’ils seront si cruels avec ces jeunes gens. Mais je vous donne raison sur un point : nous, cheminots, vivons dans un monde d’horloges, de règlements, de signaux, de machines, d’ordinateurs, de calculettes, de hiérarchies. Ces choses sont utiles, elles sont garantes de la régularité et de la sécurité de nos services, de la tranquillité des voyageurs, mais il nous arrive aussi, trop souvent, d’oublier que ce qui est humain n’est pas qu’un signe de désordre. Quand votre train sera parti, je vais faire deux choses. Appeler le commissariat et leur dire que nous abandonnons les poursuites, j’en ai l’autorité et j’espère que pour les policiers aussi ce sera une sorte de soulagement. Je leur demanderai en outre de s’enquérir de la destination de ces trois voyageurs et de leur dire que je me porte garant, si nécessaire, qu’ils arriveront à bon port. Je vais aussi appeler le contrôleur, car je crains maintenant pour lui la nuit bien froide et sans lumière de la honte, de la solitude et du désespoir. Je lui dirai ce que je vous ai dit et ce que j’ai fait, sans l’accabler et en prenant ma part de ces choses. Mon espoir est que nous y gagnerons l’un et l’autre, vous aussi peut-être, en discernement et en humanité. J’ai aussi des choses à organiser avec lui pour que le voyage du couple de Sud-Africains, que vous avez sans doute vu dans le train, ne vire pas au cauchemar. La nuit sera bien longue pour eux aussi, car les correspondances sur leur route, à mesure que la journée avance, vont devenir bien aléatoires. Je vous souhaite un bon voyage. »

Notes

[*] un mot de marin qui me vient de mon maître, Fernand BRAUDEL, né en Ornois, au versant meusien du haut-pays haut-marnais.

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