Une nouvelle esthétique des ruines ?
Depuis quelques années dans le monde entier, la pratique de l’urbex – c’est son nom – consiste à explorer les lieux abandonnés, châteaux, sites industriels, catacombes, voies ferrées… sans dégrader, sans voler des objets, en « ne touchant à rien » comme si les décors ne devaient pas changer. Ce sont surtout des jeunes qui deviennent adeptes de l’urbex, ils revendiquent un mode de découverte inattendue de ces lieux exclus de la consécration patrimoniale.
A) UNE EXPÉRIENCE DE L’URBEX
AURÉLIE CHÊNE
Se faufiler à travers les herbes hautes, longer les murs en pierre, trouver la petite porte permettant d’accéder aux pièces souterraines d’un château médiéval à l’abandon. La pratique est illégale, les partenaires ont rigoureusement préparé l’expédition. À leurs côtés, je m’apprête à faire l’expérience d’une exploration urbaine, activité également connue sous le nom d’urbex, dont la caractéristique est de parcourir des espaces abandonnés et des sites en ruine [45]. Certains d’entre eux photographient et filment : une poutre suspendue dans le vide est capturée, un gros plan est effectué sur une barre de fer rouillée posée devant une fenêtre condamnée. Nous avançons avec prudence, le regard en alerte. En quoi l’acte d’explorer les traces et les vestiges engage une certaine manière de voir ? À partir d’une situation vécue et en lien avec les enjeux spécifiques à l’acte de percevoir, ce texte propose de cheminer au rythme de l’exploration urbaine d’un château en ruines à partir de laquelle se tisse une réflexion sur les modalités corporelles d’appréhension du paysage.

Explorer
La pente est rude, le chemin est dans l’obscurité. Une première visite de ce château aux allures médiévales a lieu de nuit, afin de ne pas être aperçu et de vérifier l’accès aux souterrains qui semblent composer la seule partie accessible du monument. Les accompagnants ont lu, investigué, assemblé les éléments nécessaires à l’exploration et récolté des informations quant à l’histoire de la bâtisse et des vestiges de ces deux tours dont on devine les ombres, surplombant une vallée entourée d’arbres gigantesques. Il m’est précisé que la localisation du lieu doit rester secrète, tout comme notre expédition du soir et de celle à venir, demain, à la lueur du soleil levant. Pour l’heure, nous nous dirigeons à tâtons vers la porte repérée et sans avoir à en forcer la serrure, nous pénétrons dans une pièce humide, noire, sans aucune ouverture. D’autres lampes torches sont allumées. À la végétation grimpante du dehors se substituent les pierres, amoncelées, jonchant le sol et nécessitant de notre part une attention accrue à nos pas et déplacements. Marcher au milieu des décombres, prendre garde à l’éboulement, s’assurer un passage entre les vestiges d’un mur dont on se surprend à imaginer la hauteur. À moins que ce ne soit la trace d’un couloir par lequel il était possible de passer pour rejoindre une pièce située au-dessus de nos têtes dans un intérieur aujourd’hui détruit. Un bruit sourd nous immobilise. En voyant l’attitude figée des explorateurs, je ressens un mélange de tension et d’hésitation. Écouter, épier. Les faisceaux lumineux dansent le long des parois abîmées, s’engouffrent au loin, en direction d’une voûte à l’apparence solide. Mais nous ne nous y aventurerons pas. L’irruption sonore, la pénombre grandissante, le silence soudainement incongru des lieux… autant de sensations qui, advenant simultanément, semblent inciter à faire demi-tour. Rebroussant chemin, nous pénétrons dans un passage assez large qui mène à une autre sortie dont personne ici ne connaissait l’existence. Nous débouchons au milieu d’un vaste espace à ciel ouvert. Dehors, la nuit est étoilée. Il nous semble percevoir des vestiges de murs, peut-être même ceux d’une cheminée. Nous reviendrons.
À la lumière du jour, on emprunte la trace d’un sentier forestier qui longe l’arrière du château. Il faut se frayer un chemin à travers les ronces, les herbes hautes et les branches d’arbres. L’entreprise est plus périlleuse que prévu. Où sommes-nous ? D’ici, nous ne pouvons pas avoir un point de vue sur le château ou sur le site et le cheminement du sentier disparaît au fur et à mesure que nous avançons. Entre rapprochement ou éloignement, impression d’apparition de l’une des tours, la marche est tout autant assurée qu’incertaine. Une bifurcation de plus, mais cette fois-ci, une surprise. L’un d’entre nous pense avoir vu de petits bouts de bois ensevelis sous les herbes. Cela pourrait être un passage. Nous grimpons assez rapidement, malgré l’indécision qui incite à regarder un peu plus sur la droite, à porter le regard sur le sol, à observer le paysage environnant au gré de nos propres mouvements et de nos pas. À un moment, il nous semble que l’herbe haute s’estompe. Une pierre est repérée, puis une autre, et mon compagnon bute sur un amas de roches. Là, il nous faut gravir une pente bien plus escarpée que celle empruntée hier soir. Et en haut, deux donjons partiellement en ruine nous apparaissent. L’arrivée au château donne un étrange sentiment, tout se passant comme si les vestiges devant lesquels l’on se situe induisaient à la fois quelque chose de l’ordre de la disparition et de la trace, en un même mouvement. Et c’est bien ce mouvement qui semble être à l’œuvre lorsque nous rejoignons l’espace vide repéré la nuit dernière au milieu duquel nous explorons les décombres d’une habitation. Point d’objets, mais la forme reconnaissable d’une cheminée monumentale, dont il est possible de repérer le mode de construction sur le mur. Devant les petites traces aux couleurs argileuses, des pensées surgissent. Légères, sombres dramatiques, étonnantes. Qu’importe. Des images qui en appellent d’autres et se mêlent, tout en nuance, parce que rien ne les fixe. Le bruit de couverts, tiens ! il devait y avoir une marmite suspendue – n’ai-je pas vu des marmites dans la ferme familiale ? – et cette table dont l’immensité m’interpelle, le crépitement d’un feu, il doit faire froid… Des images individuelles, collectives, liées à un imaginaire, se combinent dans un jeu de représentation du paysage et du regard porté sur lui. L’expérience quelque peu « physique » de l’exploration – aller et venir, approcher, se tenir à distance, pénétrer, toucher, sentir, appréhender – paraît conduire à un rapport spécifique aux lieux abandonnés et au paysage. En effet, une telle disposition semble offrir au regard des mises en situation que la perception transforme à sa guise. Ainsi, au-delà du caractère délibérément ‘aventureux’ de la pratique, c’est la forme perceptive à l’œuvre, si singulière soit-elle, qui mérite d’être prise en compte.
Le corps de l’urbex
Je propose de partir de l’expérience corporelle vécue lors de l’exploration de vestiges et de restituer les questionnements qui ont pu émerger, m’incitant à réfléchir sur la mise en jeu du corps dans l’appréhension des lieux et du paysage. Entre la dimension ‘pratique’ de l’urbex, qui par bien des aspects oblige à s’impliquer dans l’effectuation des déplacements ou des parcours et l’importance d’un ‘sentir’ tangible, mais que les mots ne permettent pas toujours d’exprimer ou de décrire, les liens sont suffisamment ténus pour que l’on s’y attarde. L’approche phénoménologique développée par Maurice Merleau-Ponty permet d’appréhender la question du corps en lien avec celle de situation et de rapport au monde. Il écrit : « mon corps est le pivot du monde » [46]. Il précise également que : « notre sensibilité au monde, notre rapport de synchronisation avec lui – c’est-à-dire notre corps […] fait de la corporéité une signification transférable, rend possible une situation commune […] » [47]. Quand l’auteur parle de corporéité, on comprend qu’il ne s’agit pas de dire de l’expérience corporelle qu’elle est programmable ou contrôlable. À partir d’une réflexion sur le corps comme intercesseur dans une analyse de l’urbain, Patrick Baudry souligne bien que l’expérience corporelle ne relève pas d’une évidence [48]. Il indique par ailleurs que la notion de corporéité, imprécise, oblige à prendre en considération l’imprécision du corps et le mouvement propre à l’imaginaire [49]. Cela implique de faire l’expérience d’un décentrement et de composer avec des écarts et des décalages pratiqués. De suivre le mouvement d’une « exploration imaginaire du réel » [50] afin d’en questionner les enjeux de sens.
Le moment où il s’agit d’avancer à tâtons retient toute mon attention. L’acte de tâtonner suppose de ne pas savoir totalement où l’on va ni où exactement l’on se situe, tout en maintenant un certain rythme d’avancée. Il renvoie également à l’idée d’un mouvement à la fois empreint d’assurance et d’incertitude. Tâtonner est une façon d’avancer fondée sur le détour, le retour ou encore le contour et en cela, l’acte se différencie de celui qui consiste à effectuer un déplacement rectiligne. Avancer à tâtons implique également une temporalité spécifique : avancer ets’arrêter ; bouger et s’immobiliser, et ce en lien avec un extérieur dont il s’agit précisément d’être à l’écoute. Non pas être à l’écoute de « tout », mais d’une bribe, d’un fragment : un son, une texture, une matière avec lesquels il faut composer pour élaborer un cheminement. Cela suppose une attention et une relation spécifique au lieu. On peut mettre une telle relation en lien avec celle qui se joue à ‘l’environnement’ dans la pratique des jeux vidéo lorsque, manette à la main, il est attendu d’ajuster et de réajuster de manière perpétuelle ses propres actes et agissements à des situations mouvantes (changement de configuration) et des moments (arrivée d’un événement). Ce rapprochement permet de souligner la manière dont peut s’élaborer un rapport à ces lieux à l’abandon, qui paraît se jouer autour d’une mise en relation mouvementée du corps, du regard, des éléments (vestiges, ruines, végétation…). Sous cet angle, il est important de souligner que la pratique de l’urbex s’attache moins aux lieux qu’à l’usage à la fois concret et momentané qui peut en être fait. Le lieu, pourrions-nous tenter d’ajouter, ne s’y présente pas sous la forme de la stabilité ou de l’immuabilité, mais semble davantage être associé à l’idée d’incertitude. Ou encore, on peut dire que l’usine désaffectée, le château en ruines se présente au regard de l’explorateur comme une forme (une configuration) légèrement trouble. L’urbex, telle est l’hypothèse, occasionne une appréhension pratiquée des lieux qui participe d’une pratique mouvementée de la ruine et du vestige.
À travers les descriptions d’expériences de l’urbex, il est possible de repérer la marque d’une activité spatialisante qui n’est pas sans lien avec des modalités d’appréhension des vestiges, des débris ou encore du paysage. Entrer, sortir, traverser… autant d’actes qui participent d’une forme spatiale active dans la construction d’une situation. C’est pourquoi il est important de prendre en considération la manière dont sont relatées les avancées et les bifurcations lors de l’exploration : parce que s’y joue également (de façon fortement intriquée) une manière de relater les lieux, les ruines et le paysage [51]. Opérons un détour par la littérature, précisément par le roman de Julien Gracq « Au Château d’Argol » [52], et observons comment l’un des personnages principaux, Albert, nous conduit à la découverte d’un lieu et d’un paysage à partir de sa marche. Ainsi évoque-t-il l’étendue de landes rases « sur la droite ». Ou encore l’eau qui sommeille « ça et là ». Un dernier extrait : « Sur la gauche, s’élevaient des bois sombres et tristes où dominaient les chaînes, où se montraient aussi nombre de pins noirs et décharnés » [53]. Avec ces mots qui résonnent comme des pas et des gestes (« Sur la gauche », « sur la droite », « ça et là »), c’est depuis la situation du marcheur, mobilisée dans la construction du récit, que le paysage nous apparaît. Ce détour permet de mettre l’accent sur la spatialisation à l’œuvre dans les pratiques d’explorations, menant ainsi à réfléchir à la manière dont elle participe d’une forme d’appréhension perceptive du paysage.
Mouvement : ruines, vestiges et paysage
Avec l’urbex, et du point de vue de l’expérience du regard, on peut émettre l’hypothèse que la ruine ou le vestige se présente de façon quelque peu « instable ». En effet, c’est bien depuis la position de l’explorateur, impliquée dans l’acte de voir, que les ruines, les vestiges ou encore les débris « arrivent » au regard. Cette idée de position est importante : il ne s’agit pas de simple position dans un monde qui serait l’extérieur de mon corps et dans lequel je viendrais me positionner, mais d’un corps comme situation perceptive [54]. Dans une telle configuration, on peut tout d’abord comprendre que l’urbex sollicite une forme de regard caractérisée par le partiel, le parcellaire ou encore le provisoire. Mais il faut aussi prendre en compte la dimension perceptive qui semble être à l’œuvre dans l’acte de voir que mobilise l’urbex. Lorsque l’on écoute des explorateurs témoigner de leur pratique, on constate l’importance donnée à l’activité perceptive. « Ce que j’ai sous les yeux me “scotche” », « On plonge le regard, on est comme suspendu visuellement, et on avance comme ça… ». On remarque également à quel point se manifeste un champ sémantique lié à ce que l’on pourrait considérer comme une expérience perceptive : « Visuellement, la sensation est juste incroyable », « quand je capte un truc, je me sens secoué », « il y a beaucoup d’intensité au moment où je photographie cette pierre » [55]. Cette dimension de sensation ou encore d’intensité visuelle peut s’analyser comme la marque d’une activité perceptive qui participe d’une manière de voir. Dès lors, comment se présentent les ruines, les vestiges et le paysage ? Il semblerait que ce ne soit pas simplement le fait de se trouver devant une ruine qui importe. Bien entendu, il peut y avoir une dimension énigmatique liée à ce que sous-tend l’idée de ruine (relation au passé, présent, futur et tension) qui se joue dans la manière de voir. Mais il semble que le rapport à la ruine dans la pratique de l’exploration ne dépende pas uniquement d’un regard posé sur elle. C’est aussi le mouvement, spécifique à la dimension perceptive qui agite l’acte de voir, qui contribue à faire ‘arriver’ la ruine au regard. Ce mouvement est imprévisible. Peut-être est-ce ce qui se joue au travers de ces impressions racontées par des explorateurs qui, de façon infime et implicite, paraissent suggérer quelque chose de l’ordre d’un saisissement momentané. Ainsi, ruines et vestiges se présenteraient sous la forme et au rythme d’une ‘capture’ pour faire une analogie avec le procédé photographique. Autrement dit, selon une logique qui s’apparente à celle de production d’image [56]. C’est peut-être en passant par cette configuration d’un regard imprégné et traversé par le régime de l’image que l’on peut tenter de comprendre ce qui se joue d’une appréhension du paysage.
« Capter », « saisir », « être saisi », « choper », « être happé » sont autant d’actes perceptifs (et donc corporels) qui peuvent aussi s’envisager comme la marque du mouvement propre au jeu de l’apparition et de la disparition. Voir une ruine ‘comme’ une image renvoie immédiatement à l’idée d’une forme d’apparition dont on pressent qu’elle ne saurait être immuable, fixe ou figée. L’idée d’apparition est intrinsèquement et presque simultanément associée à celle de disparition, et comme le soulignait l’un des explorateurs, « ce n’est pas du tout certain que je revoie le site comme je l’ai vu aujourd’hui » [57]. Ainsi, ce n’est pas seulement la ruine qui, en tant que telle, peut renvoyer à l’idée de disparition, mais la façon même de voir. Lorsque l’on s’éloigne du château, il fait encore jour. La luminosité est remarquable. Je suis tentée de le photographier d’ici et je cherche du regard quel angle de vue pourrait être intéressant. J’essaie. Une prise, deux prises, quatre prises. Non. Il ne se passe rien. Soudain, je suis comme ‘saisie’ : une forme de pierre, une percée légère de lumière, un bout de talus. À un moment, c’est comme ça que je vois ce château, ce paysage. Mais déjà, ce ‘flash’ a disparu, tout comme cette manière-là de ressentir ou de voir. Prendre en compte le procédé perceptif à l’œuvre dans la pratique du regard, c’est aussi prendre en considération le moment où quelque chose « fait image ». Reste, telle est l’hypothèse, cette forme d’appréhension du paysage fondée sur la précision et la fugacité ou encore sur l’arrivée d’un « moment » qui trouble autant qu’il échappe.
B) À PROPOS D’URBEX : ENTRETIEN
ÉRIC GUÉRIN, HENRI-PIERRE JEUDY
HENRI-PIERRE JEUDY
L’Urbex en général est un mouvement sans théorie. Le principe est celui de l’aventure risquée d’aller sur des lieux abandonnés, avec « une charte morale » (pas de vandalisme, ne toucher à rien, laisser les choses en l’état, en somme, visiter des lieux interdits au public, qui ne sont pas toujours reniés par la machinerie patrimoniale institutionnelle, même parfois ce sont des lieux en instance de classement). Mais ce sont des lieux qui font penser à la ruine. Quel est aujourd’hui notre rapport aux ruines ? Ce n’est pas celui du XIXe où on construisait de petits jardins avec des ruines toutes faites, des artifices de ruine pour le décor d’un parc. C’est la question du rapport aux lieux et aux objets abandonnés. Pour Urbex, leurs seules expressions artistiques sont la photo et la vidéo. Il y a un rapport au toucher visuel. À la fois la sensibilité de la perception des choses, mais aussi avec l’idée que dans la manière de le voir, il y a un toucher. L’idée de ce toucher visuel m’a fait penser à une histoire que tu m’as racontée : lorsque tu étais jeune, tu t’es approché de la Vénus de Milo pour la toucher avec tes mains…
ÉRIC GUÉRIN
C’est une histoire de potache ! C’était un pari que j’avais fait avec les copains des Beaux-Arts, j’avais dit que je caresserai les seins de la Vénus de Milo, ce n’était pas iconoclaste, j’étais seul, les copains n’étaient pas là pour me voir… En effleurant la texture de la pierre, j’ai ressenti la dimension sensuelle de la sculpture, j’avais le sentiment d’être en contact avec le travail du sculpteur. Au-delà de la qualité de la sculpture, c’est l’artiste qui l’a faite qui me touche et je cherche à entrer en contact avec cette dimension-là quand je regarde une œuvre d’art.
Pour revenir à Urbex, j’ai été en contact avec cette forme artistique, et je me demande si elle est artistique parce que les productions que j’ai pu voir – je pense notamment à un calendrier édité par un de leur groupe que j’avais –, j’ai le sentiment que justement, elles font abstraction de toute forme d’esthétique, comme si elles voulaient être les plus brutes, en une filiation littérale du « ça a été » de Roland Barthes, des images qui seraient « un acte de transcription » purement visuel, et qui, somme toute, seraient un témoignage objectif.
HENRI-PIERRE JEUDY
Ou une preuve ?
ÉRIC GUÉRIN
Oui, mais il y a aussi l’aspect transgressif : ce sont des lieux interdits, parfois pour des raisons de sécurité. Pour un photographe, le côté un peu aventurier d’aller planter son appareil là où on n’a pas le droit de le faire, et une manière de montrer quelque chose que l’on ne peut pas ou qu’on ne doit pas voir. Si c’est interdit, c’est qu’il y a quelque chose à cacher : l’abandon de ces lieux de vie, témoignage d’un temps révolu. Il y a, je crois, un théâtre à Chicago – le théâtre Lawndale abandonné en 2000 – qui témoigne d’une vie culturelle passée abandonnée désormais, comme si cet abandon était coupable, et peut-être que ces photographes veulent révéler ces choses-là.
HENRI-PIERRE JEUDY
À Berlin, il y a des « urbexeurs » qui cherchent des lieux de torture de l’époque nazie, ignorés du public. Sans doute est-ce un acte de réparation…
ÉRIC GUÉRIN
Avec aussi un questionnement : en quoi des lieux nous parlent-ils ? De quoi nous parlent-ils ? Que puis-je me raconter sur un lieu quand je le fréquente ? Le découvre ? Qu’est-ce qui est vrai ? Qu’est-ce que je m’invente ? Qu’est-ce que la photographie de ces lieux a à nous en dire, si nous ne connaissons pas leur histoire ? C’est ce rapport complexe de la photographie au réel, à la réalité, qui pose question. Une photographie est une trace du réel, une écriture physique de la lumière renvoyée par le sujet photographié. Je reviens à Barthes, « ça a été », mais ça a été quoi ? La photo le dit ou non ?
J’ai vu des photos prises par un groupe Urbex dans d’anciennes centrales électriques d’Europe de l’Est. Quand je les regarde, je ne sais pas si je suis le témoin un peu condescendant d’une technologie dépassée avec un je-ne-sais-quoi de films de science-fiction des années 50 ou si elles me parlent de la fin de toutes choses, d’une entropie. Il est difficile de savoir ce nous disent ces photos sans regard singulier, il me semble.
J’ai l’impression qu’il n’y a – volontairement ? – pas de regard artistique construit du photographe, par le point de vue, l’ouverture du diaphragme, le contraste, la lumière… par exemple. Ce que je vois le plus souvent dans ces photographies, c’est un témoignage plus ou moins neutre. Je me rappelle, lors d’un voyage en Roumanie en 2017, nous étions allés dans un orphelinat abandonné, un de ceux dont l’existence avait été révélée par ces reportages terribles en 89 après la chute de Ceauşescu. Le lieu était tel qu’il avait été abandonné une quinzaine d’années auparavant : des lits rouillés, des vêtements épars, des jouets, des landaus, les murs décrépis, la rouille… Si j’avais souhaité photographier ce lieu – je ne l’ai pas fait, car il était trop lourd de sens et j’étais plutôt dans la sidération –, je pense que j’aurais cherché à trouver une manière de le photographier, un parti pris photographique pour témoigner de ce qui en émanait, de ce qui s’était passé ici. Quand Christian Boltansky installe, entasse, étale des mètres cubes de vêtements au grand palais à l’occasion de Monumenta en 2010, il invite par le dispositif plastique de l’installation à faire une expérience sensible qui questionne le sens de l’humanité. Je n’ai pas l’impression que ce soit le projet d’Urbex.
HENRI-PIERRE JEUDY
L’image rend-elle compte des traces de l’objet abandonné ? N’y a-t-il pas une antinomie entre la trace, dans la sculpture, dans la peinture, et l’image qui se constitue elle-même comme trace ? Une exposition « immersive » finit par substituer à l’idée de trace, la réalité visuelle d’un pixel…
ÉRIC GUÉRIN
Y aurait-il un amalgame entre peintre et faiseur d’images ? Je suis récemment allé voir l’exposition « Elles font l’abstraction », au Centre Pompidou. Comme d’habitude, j’ai été l’objet d’injonctions à m’éloigner des tableaux par les personnels de surveillance des salles. Systématiquement quand je visite une expo j’ai besoin de m’approcher pour, sans doute, me mettre au contact de la dimension humaine, matérielle, de ce qui a généré l’œuvre, ce que Platon appelle la poièsis, c’est-à-dire, le tableau, la sculpture, comme un artefact de l’acte de peindre, de sculpter de son auteur. Tu as entendu parler de cette expérience Rembrandt 2016 ? Une intelligence artificielle, aidée de spécialistes, d’historiens de l’art… a « tout appris » de Rembrandt, puis elle a fait « un Rembrandt » inédit peint par une imprimante qui reproduit tout de Rembrandt : la touche de Rembrandt, sa palette de couleurs, son style, son sujet de prédilection (le portrait, ici)… c’est extrêmement bien fait, saisissant, à tel point qu’il serait à peu près impossible à moins d’être un spécialiste pointu de détecter qu’il s’agit d’un faux. L’intelligence artificielle aussi forte que Han van Meegeren, le célèbre faussaire hollandais qui vendit de « vrais faux » Vermeer aux nazis. Aussi vrai qu’un vrai puisque le peintre aurait pu le peindre, « authentique », car l’intelligence artificielle aurait percé à jour le secret du savoir-faire, du savoir être et bien d’autres choses encore du peintre Rembrandt. Pour autant, le tableau produit nous fait-il le même effet sensible qu’un authentique tableau de Rembrandt ? Non parce qu’il n’est qu’une image. L’imprimante produit une image fut-elle avec de l’épaisseur picturale, mais elle n’est pas la main du peintre ni son corps ; elle ne le singe même pas. Le geste, l’engagement du corps dans la peinture et l’acte de peintre sont absents et cela manque. Georgia O’Keeffe disait qu’une peinture figurative ne peut être réussie que si sa part abstraite est réussie aussi. Et c’est cette part abstraite qui m’intéresse et qui me semble avoir une dimension vibratoire qui habite l’œuvre, parce qu’elle se rapporte à l’humain. Il y a quelque temps, au musée des Beaux-arts de Reims, je contemplais « L’odalisque » dite brune peinte au XVIIIe siècle (en 1743) par François Boucher. Un tableau dont on sent bien toute la jubilation dont a fait preuve le peintre en travaillant la couleur des chairs, le travail du pinceau venant avec délicatesse et sensualité caresser la fesse pour poser le rose.
Les expositions immersives, j’en ai vu une, je ne pense pas que j’irai en voir d’autres. J’ai vu celle sur Gustave Klimt à Paris. La surcharge spectaculaire, spéculaire, sans subtilité d’effets visuels et sonores, comme s’il fallait saturer les sens du spectateur, j’avais l’impression d’être dans une boîte de nuit, il ne manquait plus que la musique techno et pourquoi pas d’ailleurs… ça m’a laissé froid. Klimt n’est pas là, non plus que son projet artistique. Notre époque se réapproprie les œuvres, transforme les images, les détourne, ça ne me dérange pas, mais ici, pour quelle « pensée nouvelle » aurait pu dire Duchamp ? Je n’adhère pas, j’ai besoin de sentir le peintre au travail.
HENRI-PIERRE JEUDY
Tu touches les tableaux ?
ÉRIC GUÉRIN
Non, j’ai envie, mais je ne peux pas, les œuvres sont protégées et puis c’est normal… si tout le monde le fait ! Si c’est dans un petit musée de province, parfois oui, discrètement, furtivement, du bout des doigts, mais je ne devrais pas.
On pourrait tracer une histoire de la peinture de ce point de vue là : à quel moment de l’histoire de la peinture le peintre se révèle-t-il dans l’image qu’il produit ? L’image byzantine, l’icône, se voulait comme n’être pas faite de main d’homme, comme la vera iconica du voile de la Véronique. Si chez Léonard de Vinci la touche ne se voit pas, on imagine pourtant, si on est en tout petit peu peintre, les petites touches de peintures juxtaposées, superposées méticuleusement en une succession de glacis pour faire le sfumato. Et que dire de la peinture de Manet dont la matière picturale et le geste du peintre semblent semble sourdre de la forme figurative. On connaît tous ces films présentant Claude Monet en train de peindre ses nymphéas, on voit bien ses gestes à la fois sensuels et comment la pensée plastique du peintre prend forme. Je ne vois pas ça dans la production d’Urbex. Il y a presque la volonté d’une recherche de neutralité.
HENRI-PIERRE JEUDY
Quand tu regardes un tableau, tu vois des choses qui ne sont pas visibles… Je prends l’exemple d’un peintre, Monsù Desiderio. Il a peint des scènes de catastrophe en mouvement. Ce n’est pas un « ruiniste » comme tant d’autres, parce que ce sont des ruines en train de s’ébouler. Est-ce pour rendre la puissance du mouvement de la ruine qui est difficile à rendre qu’il fait souvent un fond noir, puis il gratte et la peinture devient de plus en plus épaisse. Quand tu regardes avec toute ton acuité visuelle associée à ton désir de toucher, est-ce que tu vois des choses qu’on ne voit pas, comme si tu touchais le tableau avec tes yeux.
ÉRIC GUÉRIN
Je vois ce que tu veux dire. Est-ce que tu connais la peinture d’Eugène Leroy ? Eugène Leroy c’est une peinture où il y a énormément d’épaisseur, c’est un peu ce que tu disais de Monsù Desiderio. D’ajout en ajout, le sujet est noyé dans la peinture, dans la matière picturale comme s’il était mis en abîme derrière la matière. C’est extraordinaire, parce que j’ai l’impression de voir le peintre au travail à la recherche de la figuration de ce qui ne peut l’être. C’est émouvant d’avoir sous ses yeux ce combat perdu d’avance.
Giacometti, quand il faisait le portrait de son frère, il était dans cette démarche-là. Tous les jours, Diego son frère venait poser (cf. « Tête de Diego », un dessin de 1962), il dessinait et redessinait, recommençait c’était terrible parce qu’il n’avait jamais fini. C’était Diego qui excédait au bout d’un moment lui disait c’est fini, on arrête-là. Il faisait la même chose quand il modelait la terre pour sculpter. Son travail était tout en adjonction, retrait, palimpseste pour toucher du doigt l’impossible figuration ; découvrir par la surcharge, la scorie, le repentir… ce que je n’imaginais pas au départ.
On a parlé d’Urbex, mais on peut aussi parler de certains artistes de street art où l’image n’est qu’une image, si on peut dire, juste un effet visuel. De ce point de vue, j’ai du mal avec les œuvres de rue de Banksy, même si, par ailleurs, il a fait cette fameuse œuvre qui s’est autodétruite après sa vente.
Si je pense à Philippe Hérard, je ne peux pas dissocier l’installation de ses personnages de lui en train de les installer, peut-être parce que j’y étais, mais pas seulement, il a aussi une manière de peindre qui singularise le regard qu’on peut porter sur son installation. Pour moi, il y a quelque chose de plus intéressant qu’Urbex.
Je me souviens du film « Le faussaire » de Volker Schlöndorff que j’ai vu en 1981. Ce film sur la guerre du Liban m’avait mis mal à l’aise parce qu’il me semblait dans un entre-deux : entre fiction et documentaire. Je ne l’ai pas revu depuis et peut-être mon regard serait-il différent aujourd’hui. Je n’aime pas la neutralité, je n’y crois pas j’ai besoin du parti pris artistique singulier de quelqu’un qui me dit voilà, je suis peut-être de mauvaise foi, mais vous le savez…
HENRI-PIERRE JEUDY
Est-ce une forme de nostalgie, de montrer ce qui ne peut plus être, ou pour montrer les différences des époques, ou l’aventure…
ÉRIC GUÉRIN
Je me rappelle qu’à Arcachon, quand j’étais enfant, il y avait une maison du XIXeabsolument magnifique, inhabitée, immense. Avec mes copains, on allait là-dedans, on avait 12 ans, on allait dans la salle de bal, c’était formidable. Est-ce que c’est ça Urbex ? J’ai du mal à voir le projet artistique derrière. Ou peut-être qu’il y en a un pour chaque photographe, je ne sais pas. Pour les lieux de torture nazis, est-ce que ça peut suffire de les photographier ? Ce qui s’est passé sourdrait des murs et la photographie n’aurait qu’à le capter, en être la trace ? Les lieux sont-ils « habités » par ce qu’ils ont vécu ? Tu te rappelles le « Electric chair » de Warhol, là il y a quelque chose qui parle avec l’usage de la sérigraphie ; l’objet est banalisé par le traitement plastique et renvoie en creux à toute l’horreur de l’exécution et là le parti pris artistique est clair, je ne vois pas quelque chose comme ça chez Urbex.
HENRI-PIERRE JEUDY
Peut-être qu’il leur manque un théoricien… Depuis le temps… Peut-être que la neutralité dont tu parles, ils ne la voient pas.
ÉRIC GUÉRIN
Moi je vois là une aporie. Je ne vois pas trop où ils veulent en venir… Dans la tradition de la peinture du XVIIe jusqu’au XIXe, quand les peintres allaient faire le voyage à Rome – je pense par exemple aux deux frères peintres châlonnais Victor et Joseph Navlet –, on peignait les ruines pour prendre la leçon de l’antique, il y avait aussi sa dimension romantique, le témoignage d’un antique rêvé, fantasmé ; d’un âge d’or. Dans les productions des photographes ou des vidéastes de l’Urbex je ne vois qu’un impensé.
Notes
[45] À ce sujet, voir Sophie Devirieux, « Lieux berlinois à l’abandon. L’urbex comme pratique performative de la mémoire », in Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, « Les espaces publics des pays germanophones, des espaces publics transnationaux ? », 48-2 | 2016.
[46] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 97.
[47] Maurice Merleau-Ponty, La Prose du monde, Paris, Gallimard, 1969, pp. 193-194.
[48] Patrick Baudry, « L’espace public du corps urbain », in L’urbain et ses imaginaires, Patrick Baudry, Thierry Paquot, Pessac, MSHA, 2003, p. 49.
[49] Idem, p. 50.
[50] Jean Duvignaud, « Le prix des choses sans prix », in Sociologie de l’Art, « Art, connaissance, imaginaire. Hommage à Jean Duvignaud », 2008/1-2 (OPuS 11 & 12), p. 88.
[51] On se réfère ici à l’analogie proposée par Michel De Certeau quand il parle de tourner des marches, comme l’on dit que l’on « tourne des phrases ». Michel De Certeau, L’invention du quotidien, 1. Arts de faire, Paris, Gallimard, 1990, p. 151 : « les cheminements des passants présentent une série de tours et de détours assimilables à des “tournures” ou à des “figures de style”. Il y a une rhétorique de la marche. L’art de “tourner” des phrases a pour équivalent un art de tourner des parcours. »
[52] Julien Gracq, Au château d’Argol, Paris, Editions José Corti, 1989, [1938].
[53] Idem, p. 10.
[54] Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945.
[55] Propos recueillis auprès de ‘urbexeurs’ en mai 2019.
[56] Nous ne parlons pas ici de la production d’images matérielles qui, par ailleurs, est particulièrement présente dans les pratiques de l’urbex. L’image dont il est question relève d’un ‘acte’ à l’œuvre dans les manières de voir et qui participe d’une appréhension des vestiges explorés et du paysage où l’on se situe. À propos d’une approche de l’image comme ‘acte’, voir Jean Duvignaud, Le sous-texte, Arles, Actes Sud, 2005, pp. 110-111 : « L’image. Non pas le concept chéri des philosophes, mais l’acte, universel, par lequel l’homme donne une forme à ce qu’il croit sentir ou penser, pour lui seul, ou qu’il matérialise en figures comme s’il en appelait à d’autres ». Il ajoute : « Elle vise au-delà de ce qu’elle paraît, elle est attente de ce qui peut ou pourrait survenir. Elle est ce flux qui chemine en nous et qu’on écrase sous les mots « imagination » ou « imaginaire », ce déracinement permanent de tous les sens – et pas seulement la vision – à la recherche non pas du temps, mais de ce que pourrait être la durée, comme si nous cherchions à surmonter la solitude de l’être là ».
[57] Propos recueillis auprès d’un explorateur en mai 2019. Il dit également : « Les photos sont sympa mais… ce truc incroyable qui t’arrive et que tu ressens, aucune image ne le représente. Ça arrive et on en garde qu’une image au fond de sa mémoire ». On peut faire ici un lien entre la dimension de momentanée qui traverse cette appréhension des vestiges avec celle de la mémoire dont Henri-Pierre Jeudy dit qu’elle « attend toujours et encore l’accident ». L’auteur ajoute : « La mémoire veut ses ruines, non comme des vestiges monumentaux mais comme des éboulements ». Henri-Pierre Jeudy, Mémoires du social, Paris, PUF, 1986, p. 114.