
Dans son livre, « De l’immobilité », Bernard Noël écrit : « Puis, voici l’image des ruines, qui sont le cadavre de la ville, de monuments, sauf que la mort s’y trouve doublée d’une étrange survie pour la raison que le visiteur y provoque chaque fois une renaissance nourrie de son imaginaire, de sa culture, de son présent. On dirait que la mort ne cesse d’y vaincre la mort pour la raison que le regard des passants crée une sorte de stabilité capable de perpétuer l’actualité de la découverte et de la rencontre. Cette situation est d’autant plus sensible que la ruine est plus étendue. » [28]
1. LE TOUCHER VISUEL DES TRACES
La trace serait une énigme à dévoiler, elle cacherait son secret qu’un certain savoir serait susceptible de révéler par les jeux de la connaissance que nous pratiquons. Objet d’identification, objet d’authentification, la trace implique des modes de lecture qui puisent cependant sa puissance énigmatique dans l’expression d’une perception haptique — forme d’un toucher visuel inhérente à tout acte de vision d’un paysage. L’authenticité des traces, dont la recherche nécessite un travail de classification, serait-elle menacée par une sorte de débordement esthétique que provoquerait leur amoncellement dans un paysage ? Plus les traces s’accumuleraient dans un espace donné, plus le toucher visuel deviendrait le mode actif de son appréhension. Dans cette surabondance des traces, certaines peuvent être « mises en valeur » et faire l’objet d’une conservation patrimoniale, d’autres laissées à l’abandon, mais leur rassemblement dans un paysage stimule la modalité haptique de la perception. Je m’invente pour ainsi dire un « autre présent » à partir de la répétition de la même et unique perception de ces dalles, aux innombrables et infimes cavités, qui s’enfoncent dans la terre. Cette mémoire des traces se dispense d’un savoir historique rigoureux en se réfugiant dans une série de clichés qui adviennent comme des images de décor. La lecture d’un paysage suppose-t-elle alors de se départir d’un semblable penchant à imaginer le retour d’un présent perdu ?
Si les empreintes sont des conséquences d’un événement passé, et qu’elles sont utilisées comme des indices, de la même façon que dans une enquête policière, ne demeurent-elles pas les signes visibles d’un « présent perdu », mais virtuellement actif ? Elles sont là pour signifier que ce qui s’est passé pourrait bien se donner l’air de se passer encore. Mais c’est de l’incertitude de leur saisissement que naissent toutes les hypothèses d’un récit qui pourra être construit. Si les temporalités que représentent les traces se condensent dans l’appréhension immédiate d’un présent perdu, cette condensation vient de l’actualité d’une rencontre répétée entre l’évanescence des choses et la perception de ce que nous sommes en train de voir ou plutôt de toucher visuellement. Tout paysage semble pour ainsi dire « se faire tableau ». Mais pourquoi serais-je toujours en face d’un tableau comme si je vivais de mon seul regard ? Bien que le cadre disparaisse de lui-même, que les bords s’évanouissent au gré du mouvement des formes, au rythme de l’apparition des couleurs, l’image persiste telle une vision enclavée qui m’offre une mesure du temps.
2. LE VIDE INOPPORTUN DES TRACES
Le vide est pour les compulsifs de la méditation l’essence même de l’autoréflexivité. Le vide serait alors ce qui se réfléchit en miroir de lui-même et qui impose au sujet « méditant » une distance radicale par rapport au monde. Le sujet vivrait son propre anéantissement par et dans le vide comme le moment exceptionnel d’une source de joie. N’est-ce pas ce que semble nous signifier le fameux « saut dans le vide » du peintre Yves Klein ? Curieusement, nous pouvons être amenés à croire que le vide s’inscrit dans un tableau, dans un cadre, dans un espace architectural… comme s’il n’échappait point à des limites même fictives qui le cernaient, voire l’enfermaient. Quand eut lieu l’exposition sur le vide à Beaubourg en 2009, ce sont des salles sans objets qui furent destinées à donner une représentation du vide, ce qui simplifiait le jeu de l’interprétation en parodiant l’évidence par un archétype visuel (la chambre vide). Mais si un espace délimité, pris pour un contenant, est vidé de son contenu, il ne s’agit là que d’une conception du vide et non de l’expression de son essence possible. Ce n’est que la pétrification d’un état des choses qui, rendant celui-ci invisible, provoque l’apparence du vide.
Il faut donc une inopportunité de la vision pour qu’adviennent la sensation et l’idéation du vide. En somme, un trouble, même quelconque, de l’acte de percevoir. Un trouble qui, venant simultanément de l’extérieur et du sujet lui-même, fait momentanément perdre sa position d’équilibre à celui-ci. Par ailleurs, la surabondance des traces dans un paysage capté au hasard d’une vision prolongée, bien qu’inattendue, produit le paradoxe d’un « effet de vacuité ». Comment le vide pourrait-il être ressenti de façon tangible si ce n’est dans le cadre d’une illusion d’optique ? Soit le vide relève uniquement de la représentation habituelle qu’on peut en avoir (un espace sans objets), soit le vide ne se représente pas parce qu’il est ce qui « rend possible la représentation ».
Par exemple, une friche industrielle fait apparaître les traces de vestiges divers, reconnaissables, dont la lecture peut être précise. Son état d’abandon est rendu d’autant plus perceptible qu’on reste en mesure d’imaginer l’activité intense qui régnait à une époque antérieure, même si on n’entend plus le bruit des machines, même si on ne risque pas de voir des hommes travailler. Autrement dit, c’est cette activité « imaginée » qui demeure présente à nos représentations, les lieux eux-mêmes ne reflétant que l’image symbolique de ce qui n’est plus. La réalité d’une époque disparue peut toujours être reconstruite en récit au « temps présent » par le langage, c’est un « effet visuel de vacuité » qui produit la sensation de cette disparition. C’est bien parce qu’il n’y a plus que des traces, que la puissance esthétique du vide peut accompagner la vision, la soutenir. Le discours patrimonial ne devient alors qu’un titanesque trompe-l’œil qui, masquant le vide qui le traverse, tire son pouvoir d’allégorie de la seule esthétique des traces.
3. QUE LA TRACE CRÉE SA PROPRE RELIQUE
En reconstruisant régulièrement leurs temples « à l’identique », les Japonais opèrent-ils une négation active des traces en élaborant des simulacres d’une perpétuelle immobilité ? Si le bâtiment refait ne laisse aucun signe de sa dégradation, s’il paraît comme « neuf » sans faire l’objet d’une restauration, il devient en quelque sorte « un clone à perpétuité ». L’apparence de son éternité tient à la figuration symbolique de son atemporalité. Il aura toujours été là depuis une date déterminée, et il sera encore là, tel quel, jusqu’à la fin des temps. Pourtant j’ai vu chez un ami, dans sa cuisine, une trace comparable à une grosse cicatrice, provoquée par le tremblement de terre de Kobé (1995), conservée dans la cuisine au-dessus du réfrigérateur. Une trace devenue une véritable relique. Et j’ai pensé que cette trace était traitée comme un temple reconstruit : elle resterait toujours identique à elle-même. Seul un nouveau tremblement de terre serait en mesure de la menacer en entraînant sa disparition. Au « musée des catastrophes », à Kobé, l’installation a été réalisée autour d’une autoroute dressée vers le ciel. La pétrification de semblables traces donne à la conservation muséale le sens d’une immuabilité atemporelle. La trace, consacrée en relique, ne peut pas vraiment faire l’objet d’une restauration, elle est entretenue, mais elle représente un « état des choses » rendu « hors temps ». Et en tant que relique, la trace disparaît derrière « l’objet témoignant du passé auquel on attache moralement le plus grand prix ». D’où ce paradoxe : le regard porté sur une relique (objet sacralisé) accomplit une « mise à mort », de son double – la trace (en instance de désacralisation).
En tant que telle, avec la part d’invisibilité qui la rend énigmatique en requérant le toucher visuel, la trace ne peut donc être un objet de muséographie. Son objectalité possible, elle la suggère par l’apparition de la forme qu’elle prend pour le regard et par son évanescence dans un hors temps de l’imaginaire. La reconstitution de son histoire, malgré toute la rigueur de la connaissance, demeure sujette aux chimères de l’imagination. Et disons que si celle-ci est gouvernée par un rappel à l’ordre d’une exigence de vérité, il est difficile d’écarter le fait que la manière dont est malmenée cette exigence persiste comme une condition de l’aventure de l’imagination. La trace se rend ainsi par elle-même mémorable, elle cristallise en quelque sorte ce qui « se fait trace mnésique », ce qui, en puissance, serait susceptible de s’inscrire dans la mémoire et/ou disparaître. Quand on dit de quelqu’un qu’il n’a laissé aucune trace, on laisse entendre qu’il a tout fait pour se faire oublier, pour être sans histoire. Et quand on cherche les traces introuvables, on finit toujours par en fabriquer d’autres qui n’ont jamais existé. On invente des traces dans le vide qu’engendre leur propre accumulation.
4. LE SIGNIFIANT PERDU
À 1 km 500 de mon village, Cirey-sur-Blaise, il y a un site de production de la fonte, comme parmi tant d’autres dans la région, depuis 1662. Il reste une fonderie, un bâtiment d’eau, un logement de maître de forge et les traces de la halle à charbon, démolie en 1989. Le lieu d’habitation, une belle maison vétuste, dans un état de délabrement était occupé par « l’homme à tout faire » du village qui vivait là, seul, au milieu de toiles d’araignée. Sur les murs intérieurs avaient été punaisés des cartes postales et des poèmes qu’il avait écrits au temps de ses amours. Il était parti habiter dans le Sud-Ouest, laissant vide cette demeure imposante. Un matin, en passant à vélo, j’ai assisté à un début d’incendie, les pompiers étaient parvenus à éteindre les flammes, la fumée sortait encore de chaque fenêtre, mais la bâtisse ayant gardé la charpente de son toit presque intacte ne menaçait pas de s’écrouler. Depuis ce jour, je pouvais voir, chaque fois que je passais par-là, les traces noircies qui ornaient la façade lézardée. En contrebas, j’apercevais au-delà des ruines à peine perceptibles de la halle à charbon, ces quelques bâtiments ci-nommés, encore en bon état, qui semblaient résister à leur dégradation inéluctable. L’incendie avait changé légèrement la composition du tableau, ses effets – telles des traces de catastrophe – persistaient maintenant en offrant au regard une touche complémentaire de nostalgie.
L’obsession de la visibilité dans le travail de restauration du paysage efface la trace et crée une représentation figée – tel un cliché symbolisé. Mis à nu et dépouillé de son histoire, le paysage recomposé est destiné à figurer une clairvoyance de l’histoire qui se donnerait à lire dans sa propre limpidité. L’occultation de tout signifiant premier (la trace) se réalise au profit d’un « symbolisme de pacotille » qui permet de maintenir la croyance indubitable et séductrice en « l’histoire revisitée ». À ce « blanchiment » de l’histoire se conjoint la disneyworldisation actuelle des sites mémorables qui entraîne une uniformisation de « l’animation des paysages » en vue d’augmenter leur taux d’attractivité touristique. La puissance énigmatique de la trace risque alors d’être anéantie par la constitution de décors dont la vision ostensible assure le triomphe de la représentation kitsch (figée) du passé. Au contraire, tel un écrin à ciel ouvert, la trace continue à « tenir au secret » les figures du passé.
Comme l’écrit le psychanalyste René Major, « c’est sur un manque à savoir originel que se construit la puissance représentative, sur une perte sans retour d’un signifiant premier que le sujet du langage est introduit à la réalité psychique symbolisée. Ce signifiant perdu laisse néanmoins des traces, mais ces traces sont sans rature. L’empreinte du pas qu’on retrace sur le sable ne se confond pas avec l’impression première. Ne pas reconnaître cette loi du manque, sur laquelle s’édifie le savoir dans les limites de la condition finie de l’homme, conduit à conférer un statut de vérité aux semblants. » [29] Sans se perdre dans les vertiges d’un glissement analogique, ce qui fait trace dans un paysage ressemble à des rejetons de l’inconscient ou des mémoires collectives. C’est en ce sens qu’on peut appréhender une « ironie de la trace », dans les manières de la percevoir, de l’interpréter : la trace « se joue de nous » parce qu’elle ne peut jamais signifier le manque qu’elle représente.